22 novembre 1963
trente ans encore, il n’aurait plus jamais aucune chance de salut dans cette vie. Et c’est pourquoi il était parfois lâchement tenté de se donner à la foi dans laquelle, après tout, il avait été élevé. Malheur à ceux qui ont les yeux ouverts et n’ont pas la force de supporter la lumière.
Et puis, il y avait Alfonse. Bien sûr, Alfonse ne saurait jamais que son père avait abjuré, ni qu’il avait déjà reçu l’Esprit. Alfonse, lui, se serait plutôt laisse brûler vif que de renoncer à sa foi. Et cela valait-il la peine de sacrifier sa vie pour ne pas faire le signe de croix ? Non, pensait-il, non, à présent que je serai avec lui, je ferai en sorte qu’il reste toujours près de moi et ne fasse pas d’imprudences ; dans l’état où je suis, j’en aurai le droit. Et en pensant à cela, il se trouvait presque consolé de son infirmité.
Les trois pèlerins restèrent à l’hôpital de Saint-Pierre une dizaine de jours. Le vieux était assez mal en point, il avait perdu beaucoup de sang. Mais l’endurance de son corps tenait du miracle. La douleur et la fatigue semblaient ne toucher, pour ainsi dire, que l’écorce de son être, et depuis qu’il était aveugle il devenait de plus en plus insensible à ses misères physiques. Et elles lui tombaient du corps comme des vêtements usés. Elles aussi, il semblait qu’il eût cessé de les voir, même mentalement.
Quand il fut en état de marcher, il se remit en route avec ses deux compagnons. Pamiers n’était plus qu’à dix lieues, et Bertrand devenait de plus en plus impatient, il avait eu des rêves, il sentait, disait-il, que son fils était gravement malade. Il en voulait au vieux de rester à l’hôpital si longtemps, et suppliait Auberi de l’emmener seul. L’enfant ne voulait pas en entendre parler. Jamais il n’abandonnerait son seigneur, ne fût-ce que pour un jour.
« Quelle idée aussi, disait Bertrand, d’aller demander l’aumône à des paysans malheureux, avec son parler du Nord ! Rien d’étonnant qu’ils l’aient mal reçu. On voit déjà trop de gens du Nord dans ce pays. »
Il regrettait amèrement Riquet. En général, les trois compagnons ne parlaient guère de l’absent. Ils lui en voulaient de les avoir lâchés, Auberi était même à présent le moins indulgent des trois, et n’appelait plus son ancien ami que « le défroqué » ou « le ribaud ». Car il était plus que jamais à la dévotion de son vieux maître, et ne comprenait pas que Riquet ait pu, même pour Maguelonne, abandonner un aussi noble chevalier. Peu à peu, il s’était fait une idée magnifique du passé de son maître : il eût juré sur tous les saints que le vieux avait été comte en Champagne et avait eu cent chevaliers pour le servir.
Ansiau avait toujours dans la tête les paroles de frère Humbert sur la fin du monde. Après tout, se disait-il, comme personne ne sait le jour ni l’heure, cela peut aussi bien arriver maintenant. Une grande croix allait apparaître et embraser le ciel comme un éclair, de l’orient à l’occident. La verrait-il , seulement ? Il fallait bien croire que oui, puisque les morts même la verraient et sortiraient de leurs tombeaux. Il pensait qu’il eût autant aimé être à ce moment-là au cimetière d’Acre, près des tombeaux de son fils et de Thierri.
« Quel bouleversement, pensait-il, si vraiment tous les morts sortent de terre et se recouvrent de leur chair comme l’a prédit le Prophète, il en sortira de partout, et les cimetières seront plus encombrés que les places publiques aux jours de foire. Dieu ! Rien que les enfants morts tout petits, s’ils sortaient tous à la fois, dans leurs petits linceuls blancs, la terre en serait couverte comme un cerisier de ses fleurs. » Et il pensait que ce serait une joie dépassant de loin toutes les joies terrestres de voir Dieu lui-même apparaître avec sa croix dans le ciel, Lui que les anges osent à peine regarder ! Dieu sait, c’est peut-être plus loin qu’on ne pense. Peut-être mourrai-je avant. Mais les morts aussi le verront. »
LE CŒUR DE DIAMANT
Trouver les seigneurs de Castans à Pamiers n’était pas chose facile. Auberi avait laissé les deux aveugles à la grand-porte de la ville, et courait de maison en maison, et personne ne connaissait les seigneurs de Castans – ils étaient des étrangers, des gens du Carcassès ; et la ville était une arche de Noé. Enfin, au cours d’une de ces
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