A bicyclette... Et si vous épousiez un ministre ?
Djihad islamique, fous de Dieu... Enfin, j'avais avec moi mon ami journaliste au
Matin de Paris, né au Liban, poète de l'exil, qui réussissait à animer tous les éléments de ce paysage.
C'est avec ce puzzle pour tout bagage que je débarquai à Beyrouth, ce 18 novembre de l'année 1993. Et que je retrouvai Carla, son rire, son énergie et sa voix dégringolante.
La guerre avait cessé depuis trois ans — le Liban était entré dans sa phase de « reconstruction » — mais tout la rappelait encore. Quand nous montâmes dans la voiture solidement escortée par la sécurité locale, la nuit était en effet tombée depuis longtemps. Une nuit qui cachait un peu la misère, me dit Carla, mais qui donnait aussi un relief particulier au squelette de cette ville d'ombres et de ruines. Ville épave, carcasse, fantôme et poussière, qui semblait s'éveiller d'un long cauchemar. Quelques vagues lumières, ampoules tremblotantes, pendaient au bout de fils incertains, mais aucun réverbère n'illuminait les artères. L'éclairage municipal n'était pas encore réparé. Le long de la route, la corniche se découpait dans la nuit et, de l'autre côté, en contrebas, je devinais la mer, sombre otarie qui s'affalait mollement sur la plage en un rythme semblable à tous les ressacs du monde. Un bord de mer qui avait abrité, paraît-il, tant de jeux et d'insouciance.
Carla me montra tout. Tout ce qu'inconsciemment je voulais voir. La route de Damas, qui marquait la frontière pendant la guerre entre les deux Beyrouth, l'Est (le chrétien) et l'Ouest (le musulman). Elle m'expliqua la « ligne verte », parce que sur la terre entre les deux parties avaient poussé de l'herbe et des plantes sauvages et que d'avion, quand on regardait Beyrouth, se dessinait parfaitement une ligne verte de démarcation. La place des Martyrs, dans l'ancien centre-ville, où trônait aujourd'hui la maquette de reconstruction du futur « nouveau Beyrouth ». Nous passâmes devant le musée (qui rouvrait ses portes le jour même), devant la résidence des Pins, ancienne ambassade française criblée d'obus, devant l'Université des Lettres d'où sortaient tant de jeunes Libanais qui vivent désormais à Paris. Elle me fit prendre le « ring de la mort », une sorte de bretelle routière à découvert, qu'elle avait dû franchir des dizaines de fois en zigzaguant, la main sur le pare-brise.
Chrétienne, elle avait habité pourtant quelques années à l'Ouest dans le quartier musulman tout en travaillant à l'Est où résidait le reste de sa famille. Elle raconta les miliciens de tous bords qui demandaient : « Vos papiers », et « fermaient » les points de passage en tuant
aveuglément quelques civils, ce qui décourageait de passer le lendemain. Les francs-tireurs, qui ne tiraient jamais droit dans les yeux mais visaient leur cible du haut des immeubles, la rendaient schizophrène. A qui en vouloir ? A ceux qui à l'Ouest tiraient sur sa famille ou à ceux qui à l'Est tiraient sur elle quand elle allait travailler ? Elle me raconta les désirs simples des Libanais d'aujourd'hui : vivre tranquillement, normalement, travailler et ramener des sous chez eux à la fin du mois.
Elle me dit comment, au contraire de ce que l'on croit, de loin, la vie continue dans les villes en guerre. C'est sans doute vrai aussi pour Sarajevo. Comment l'on s'habitue à vivre dans l'horreur, à exécuter, malgré tout, les gestes de tous les jours. Comment l'enfer justement, au même titre que le reste, fait partie du quotidien. « Pendant que l'on parle toutes les deux dans cette voiture, me dit-elle, il y a des gens qui dorment, d'autres qui naissent, d'autres qui meurent, d'autres qui s'aiment. C'était pareil pendant la guerre, moi je me suis mariée et j'ai eu un enfant »... Elle me raconta sa peur bleue de perdre ne fût-ce qu'un orteil et comment sa cousine fut tuée par un éclat d'obus, un jour, en revenant du marché, les bras chargés d'œufs.
« Le pire, c'était le manque d'eau, de ne pas pouvoir prendre un bain. Mais on ne mourait pas de faim, disait-elle, on se débrouillait, on n'a jamais manqué de rien. » Voilà sans doute une différence avec Sarajevo.
Ce qui la choquait le plus, presque plus que la mort, c'était la misère et la laideur des lieux, anéantis par tant de bombes, d'obus et de mines, sans qu'aucune politique d'urbanisme et d'environnement ait pu évidemment se développer pendant la guerre. C'étaient, plus que les immeubles en ruine
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