A bicyclette... Et si vous épousiez un ministre ?
travail masculins et leurs familles. Les épouses, au début, avaient regardé d'un air méfiant l'arrivée de l'intruse célibataire. L'autre, familiale, dans la vieille ville de Sanaa, qui abritait toujours sa famille, avec ses murs en pisé laissant passer la fraîcheur l'été et gardant la chaleur l'hiver. Raoufa était aussi présidente de l'association de sauvegarde de la vieille ville de Sanaa, où, le lendemain matin, elle avait guidé les pas du président Mitterrand. Une fois celui-ci et l'escouade de photographes et de gardes du corps disparus, elle m'avait entraînée, avec l'ambassadrice, dans les ruelles étroites des souks et autres caravansérails. Elle m'avait aussi raconté la démocratie balbutiante de son pays réunifié depuis trois ans à peine. Et tout ce qui restait encore à faire. Dans la foule compacte de l'après-midi, lors de la visite présidentielle au pas de charge de l'étonnante ville de Thula accrochée à la
montagne, je l'avais un peu perdue de vue. Je sentais sa frêle silhouette se faufiler derrière moi entre les pierres, mais j'étais happée par la marche du cortège, et nous n'avions pas pu faire la promenade ensemble. Je l'avais retrouvée le soir, au pied de la passerelle de l'avion, pour l'adieu rituel. Nous nous étions embrassées. J'ai aujourd'hui encore en mémoire son regard noir derrière son foulard orangé...
Carla, elle, n'était pas une véritable inconnue. Je l'avais croisée quatre ou cinq ans auparavant à Paris, chez des amis, un soir de Pictionnary 1 .
Je me souvenais vaguement d'une grande fille brune et dynamique, avec cet accent unique roulant et chaleureux qu'ont tous les Libanais quand ils parlent français. Plus grande, plus jeune, plus vive encore que dans ma mémoire, je la retrouvais dans cet hôtel de Beyrouth avec, au plus profond de moi, quelque chose qui ressemblait à une véritable émotion. L'étape libanaise, après les deux visites éclairs à Damas puis Amman, ne devait
durer que quelques heures. Le spouse program que l'on m'avait donné dès mon arrivée à l'aéroport comprenait un « thé de dames », aimablement offert par l'épouse du ministre des Affaires étrangères, et le dîner officiel de la délégation française chez le président de la République en compagnie des plus hautes autorités de l'Etat libanais. Le lendemain matin, j'étais également autorisée à assister à l'entretien d'Alain avec Sa Béatitude Monseigneur Nasrallah Sfeir, patriarche maronite à Bkercke, là-haut sur la colline, à l'extérieur de la ville.
Entre le thé et le dîner était écrit en toutes lettres : programme privé. Cette entorse au traditionnel spouse program, dont j'avais bien sûr averti l'ambassade, j'y tenais comme à la prunelle de mes yeux. Je voulais à tout prix visiter Beyrouth, bien que l'on ait tenté de m'en décourager parce que la nuit était tombée et que « vous ne verrez rien ». Je voulais le faire avec Carla, parce que je savais qu'elle avait vécu pendant presque toute la guerre ici. Mon ami à Paris m'avait donné ses coordonnées, je lui avais téléphoné et nous nous étions donné rendez-vous à 18 h 30 dans le hall de l'hôtel où devait descendre la délégation française.
Beyrouth. J'y allais avec une excitation mêlée d'enthousiasme et d'inquiétude. Comme pour retrouver quelqu'un que je n'avais jamais vu, mais avec la sensation de le connaître quand même, tellement j'en avais entendu parler. Des bribes de souvenirs tapissaient ma mémoire depuis plusieurs années. Des images vues à la télévision d'abord : de la guerre et ses ravages, au vaccin anti-oubli d'Antenne 2 (« Aujourd'hui 500 e jour de détention, les otages français du Liban n'ont toujours pas été libérés ») ; des casques bleus de la Finul au bombardement du Drakkar (le quartier général des soldats français) qui avait fait cinquante-trois morts ; de l'impuissance de la communauté internationale face à ce que la presse appelait le « bourbier libanais » à l'espèce de malédiction qui planait sur ce pays francophone et francophile où il avait fait, disait-on, si bon vivre. J'avais aussi des noms dans la tête, que j'aurais été bien incapable de situer sur une carte mais qui tous rimaient avec Liban : « la région de Baalbek », « la plaine de la Bekaa », « la montagne du Chouf », ou encore les noms de différentes communautés : druzes, chiites, maronites, ou d'autres, évocateurs du terrorisme, comme Hezbollah,
Weitere Kostenlose Bücher