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À La Grâce De Marseille

À La Grâce De Marseille

Titel: À La Grâce De Marseille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: James Welch
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avait vu les autres pères le faire. À l’époque, il ne se rendait pas compte qu’il les enviait.
    « Et si c’était une fille ? demanda Nathalie d’une petite voix. Il y a une chance sur deux, tu sais. Tu l’aimerais autant ? »
    Il réfléchit à peine une seconde avant de répondre : « À condition qu’elle te ressemble, à toi et pas à moi. »
    Nathalie éclata de rire.
    Vers la mi-octobre, pour la première fois depuis des mois, un fort mistral souffla qui fit tomber les feuilles jaunies, balaya la fumée qui sortait des cheminées et ballotta jusqu’aux steamers ancrés dans le port. Au lieu de flâner le long de la Canebière, les gens pressaient le pas, emmitouflés dans leurs manteaux d’hiver. Les chevaux trottaient dans les rues comme si le vent glacial leur communiquait un regain d’énergie ou, du moins, le désir d’atteindre le plus vite possible la destination choisie par le conducteur, de préférence à l’abri d’un immeuble. Les terrasses des cafés étaient fermées, tables et chaises empilées sous les bannes. En une journée, et en avance sur la saison, Marseille était entrée dans l’hiver.
    Les dockers, quant à eux, continuaient à charger et décharger les bateaux comme si le froid n’était qu’un inconvénient mineur, un léger inconfort qu’il leur fallait supporter. C’étaient des hommes solides qui, durant la grève, s’étaient armés de matraques aussi bien que de banderoles. Certains avaient espéré l’intervention de la police, désireux « d’en découdre » afin de prouver leur détermination. Et quand il s’agissait de travailler, ils se montraient à la hauteur, même s’ils manquaient parfois d’enthousiasme. Ils considéraient Charging Elk comme l’un d’entre eux, un membre de leur syndicat, ce à quoi il n’avait pas été habitué, ni au marché quand il aidait à la poissonnerie, ni à la savonnerie, ni même en prison. C’était la première fois depuis son départ du Bastion qu’il avait l’impression d’appartenir à un groupe d’hommes solidaires les uns des autres.
    Pour autant qu’il le sache, ses camarades de travail ignoraient tout de son passé, hormis le patron du syndicat, un certain Picard, un homme au torse de lutteur, aux cheveux noirs bouclés et à la moustache tombante qui portait des costumes à carreaux criards et un chapeau melon couleur chocolat. Aussi invraisemblable que cela parût, c’était une connaissance de madame Loiseau, et il avait accepté d’embaucher l’Indien sur la recommandation de celle-ci. Picard adressait parfois un clin d’œil à Charging Elk quand il le croisait, mais leurs relations s’arrêtaient là.
    Le 17 octobre, un jour qu’il n’oublierait jamais, l’Indien profita de la pause de midi pour aller acheter du tabac quai des Belges. Le mistral s’était calmé, mais il faisait toujours assez froid et le ciel d’une teinte plombée était bas au-dessus du port. On ne voyait pas les collines au nord de la ville, et au sud, la mer et le ciel gris se confondaient.
    Tout en marchant, Charging Elk observait deux hommes qui, grimpés sur une passerelle, et à l’aide d’espèces de balais munis de longs manches, collaient une affiche à côté du bureau de tabac sur un mur déjà couvert de vieilles affiches, certaines encore lisibles, d’autres décolorées ou en partie arrachées. Quand il rentrait chez lui du travail, il avait l’habitude de les regarder au passage, et bien qu’il ne pût les lire, il lui était en général facile de deviner ce qu’elles annonçaient : courses de vélos, cirques, pièces de théâtre ou autres spectacles. Il y en avait sans cesse de nouvelles.
    Arrivé près du bureau de tabac, il distingua les détails de l’affiche dont les deux hommes finissaient de coller les coins. N’en croyant pas ses yeux, il se figea sur place. La dernière chose qu’il se serait attendu à revoir un jour, c’était bien Buf-falo Bill avec son chapeau blanc et sa barbiche, entouré de cow-boys, de soldats… et d’Indiens, figurant en plus petit. Il s’avança d’un pas hésitant vers les deux hommes qui démontaient leur échafaudage et étudia les portraits des trois Indiens. Ils semblaient assez réalistes et les visages étaient bien dessinés, mais ils n’appartenaient à personne qu’il connaissait, même si les coiffes et les chemises en daim décorées de perles auraient pu passer pour lakotas. Les seuls mots qu’il était capable

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