À La Grâce De Marseille
faisait presque pitié tellement il était maigre. Ses chevilles nues semblaient particulièrement vulnérables. Plus il l’examinait, plus le jeune reporter sentait croître son intérêt.
« Est-ce qu’il mange ? s’enquit-il.
— Avec un appétit d’oiseau, répondit le geôlier. Il mange sa soupe et boit son thé, c’est à peu près tout. Il laisse les légumes dans le bol et il n’a pas l’air d’aimer le pain. J’ai l’impression que les Peaux-Rouges ne mangent pas comme de vrais hommes.
— Je crois qu’il meurt tout bonnement de faim, monsieur. Regardez-le. Peut-être ne lui donnez-vous pas à manger ce qui lui convient. »
Le cerbère, qui se montrait presque courtois depuis qu’ils étaient entrés dans la cellule, se frappa la cuisse avec son trousseau de clés et souffla bruyamment, soudain furieux. « Nous ne tenons pas un restaurant ici, monsieur. Nous sommes de pauvres geôliers. Nous ne restons pas assis sur nos fesses derrière nos jolis bureaux à décider si nous allons servir de la bouillabaisse ou du pot-au-feu pour le déjeuner. Et peut-être de la gigue de chevreuil pour le dîner. Non, nous ne fonctionnons pas comme ça. Celui-là mangera ce que les autres mangent, sinon, tant pis pour lui. »
Saint-Cyr se tourna vers l’Indien. « Vous comprenez l’anglais ? » demanda-t-il dans cette langue.
Charging Elk faillit réagir au mot « anglais », mais, se rappelant Costume Marron, l’Américain, et son impossibilité de communiquer avec lui, il garda le silence.
« Que puisse faire pour vous aider, Charging Elk ? Voulez-vous autre chose à manger ? Vous avez faim ? » Le reporter aurait voulu que l’Indien comprenne, aussi il avait parlé fort, lentement, s’attachant à la prononciation, mais l’autre, imperturbable, continuait à fixer la porte de son cachot.
Saint-Cyr, percevant l’impatience du geôlier, se douta qu’il ne disposait plus que de quelques minutes. Il n’avait aucune envie de partir et il voulait faire comprendre à l’Indien qu’il cherchait à l’aider. Le jeune reporter était lui-même surpris par sa réaction. Certes, il était sensible aux souffrances des autres – il donnait de temps en temps un sou aux mendiants ; chaque Noël, il offrait un cadeau à sa propriétaire ; il apportait au vieil homme habitant l’appartement d’en face et qui se mourait de phtisie des pastilles ainsi que des informations sur les nouveaux remèdes dont on parlait dans son journal –, mais on ne pouvait pas dire qu’en règle générale il compatissait aux malheurs de l’humanité.
Martin Saint-Cyr désirait de toutes ses forces venir au secours de Charging Elk. À l’évidence, l’homme n’allait pas tarder à mourir. Il pouvait disparaître d’ici quelques heures ou quelques jours, et on ne saurait rien de lui. Le brutal geôlier et ses aides balanceraient son cadavre dans une charrette qui le conduirait au cimetière Saint-Pierre où on l’enterrerait dans le quartier des indigents sans croix ni nom sur sa tombe.
Le reporter se demandait pourquoi il s’inquiétait ainsi du sort de cet Indien. Dans les autres cellules croupissaient sûrement des hommes dont la situation était tout aussi désespérée, des Français comme lui détenus dans des conditions tout aussi sordides et qui, peut-être, mouraient également de faim. Partout régnait une odeur d’humidité, une odeur de cendres, synonyme de maladie et de mort.
Peut-être voulait-il l’aider à survivre, du moins jusqu’à sa comparution devant le tribunal, parce que l’Indien ne parlait pas d’autre langue que la sienne et que son pays se trouvait à des milliers de kilomètres de l’autre côté de l’océan. Seulement, comme l’avait mentionné Borely, les tribunaux étaient surchargés et l’Indien semblait vraiment proche de la fin.
« Peut-être, monsieur, que si je vous laissais un peu d’argent, vous pourriez veiller à ce que le Peau-Rouge ait quelque chose de substantiel à manger ? Peut-être un peu de saucisse, de fromage et une miche de pain ? » Saint-Cyr puisa quelques pièces dans sa poche.
« Personne ne bénéficie de privilèges ici, monsieur. Il mangera comme tout le monde. »
Le jeune échotier s’était préparé à cette réponse. Il prit son portefeuille et en tira un billet de vingt francs. « Juste pour vous remercier du temps que vous m’avez consacré, monsieur », dit-il, tendant l’argent au geôlier.
Celui-ci,
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