A l'écoute du temps

égorge.
     
    — De l'opéra?
     
    — En plein ça,
madame Gravel. Est-ce qu'il y a quelque chose de plus plate que ça, bonyeu?
     
    — Énervez-vous
pas comme ça, madame Morin, dit Emma Gravel, compatissante. Quand vous sentez
la pression monter, gênez-vous pas, montez me voir.
     
    — Et sa manie de
me dire «vous» à tout bout de champ.
     
    Moi, je vous le
dis, elle va finir par me rendre folle.
     
    Le pire était que
Laurette ne pouvait même pas se plaindre à son mari. Elle était persuadée qu'il
prendrait systématiquement la défense de sa mère et qu'il dirait qu'elle
manquait de patience et de compréhension envers une personne âgée.
     
    Le soir même, la
coupe déborda peu après le repas. Tous les Morin avaient mangé une portion fort
respectable de pâté chinois que la plupart avaient noyé sous une épaisse couche
de ketchup et accompagné de tartines. Laurette n'avait pas été la dernière à
dévorer son souper avec un bel appétit.
     
    Quand vint le
temps de laver la vaisselle, sa belle-mère s'empara d'un linge pour l'essuyer,
comme elle le faisait après tous les repas. Elle se glissa difficilement entre
Denise et sa mère pour prendre une assiette fraîchement lavée que Laurette
venait de déposer sur l'égouttoir.
     
    — Je pense,
Laurette, que vous avez encore engraisse, dit la vieille dame. Il me semble que
vous prenez encore plus de place que d'habitude devant l'évier.
     
    365 En entendant
cette remarque, les traits de sa bru se durcirent. S'il y avait un sujet qu'on
n'abordait pas dans son foyer, c'était bien son tour de taille imposant.
     
    D'ailleurs,
Denise et sa soeur Carole s'étaient figées immédiatement, en attente d'une
explosion qui n'allait sûrement pas tarder à se produire.
     
    Leur mère lâcha
le chiffon avec lequel elle lavait la vaisselle et se tourna tout d'une pièce
vers sa belle-mère.
     
    — Qu'est-ce que
vous voulez dire par là, madame Morin? demanda-t-elle sur un ton qui aurait dû
prévenir Lucille Morin qu'elle venait de toucher à un sujet tabou.
     
    — Je veux dire
que vous devenez de plus en plus grasse, ma fille, s'entêta la belle-mère.
C'est vrai qu'à manger autant, vous pouvez pas faire autrement.
     
     
     
    — Je mange pas
tant que ça! affirma Laurette d'une voix coupante.
     
    — Allons,
Laurette, vous mangez plus qu'un homme, insista Lucille Morin. Je vous ai
regardée durant le souper.
     
    Vous avez mangé
trois grosses tranches de pain en plus de votre pâté chinois et vous avez pris
deux fois du pudding chômeur. C'est bien trop.
     
    Le visage de
Laurette devint rouge comme une pivoine et ses mains se crispèrent. Elle tourna
carrément le dos à sa belle-mère et s'empara d'un chaudron qu'elle se mit à
récurer avec une énergie inquiétante.
     
    — Si vous vous
surveillez pas, Laurette, vous allez finir par perdre votre mari, la prévint la
vieille dame, inconsciente de l'orage qu'elle risquait de provoquer.
     
    Oubliez pas qu'un
homme aime pas ça une femme pleine de chairs molles. Si encore vous portiez un
corset...
     
    — Bout de viarge
î éclata Laurette. Là, ça va faire! Je le sais que j'ai une couple de livres de
trop, mais c'est pas ma faute pantoute, vous saurez! C'est mes hormones qui me
font engraisser. Même quand je me prive, j'engraisse, 366 UN SÉJOUR HOULEUX
bonyeu! Je suis tout de même pas pour me laisser mourir de faim pour être
maigre à faire peur!
     
    — Oh! Mais je
disais pas ça pour vous insulter, ma fille, dit précipitamment sa belle-mère,
réalisant brusquement qu'elle venait d'insulter la femme de son fils.
     
    — Ouais, bon. À
cette heure, j'ai poigne un bon mal de tête, dit Laurette en lançant son
chiffon dans l'évier.
     
    Denise, finis de
laver la vaisselle à ma place. Je vais aller m'étendre une demi-heure pour le
faire passer.
     
    Sur ces mots,
elle sortit de la cuisine et entra dans sa chambre en faisant claquer la porte
pour montrer sa colère.
     
    Gérard s’était
bien gardé d'intervenir dans la conversation entre sa mère et sa femme. Il se
contenta de dire à sa mère d'une voix excédée:
     
    — Voyons, m'man!
Faites-vous exprès de la faire enrager? Moi, après ma journée d'ouvrage, tout
ce que je demande, c'est d'avoir la paix dans la maison.
     
     
     
    — Mon Dieu!
s'exclama sa mère. S'il y a plus moyen de rien dire à cette heure, je dirai
plus un mot.
     
    Sur ce, Lucille
Morin déposa son linge à vaisselle sur le dossier d'une