A l'écoute du temps
allait quitter sa chaise pour aller voir ce qu'il se passait, elle
se leva avant lui en lui faisant signe de ne pas bouger.
— Laisse faire.
Elle pénétra dans
la maison, traversa la cuisine et se dirigea vers les chambres de ses fils. La
porte de chacune des pièces communicantes donnait sur l'étroit couloir.
Toutes les deux
étaient largement ouvertes. En passant devant la première, Laurette aperçut
sans surprise Gilles, confortablement installé contre ses oreillers dans le lit
qu'il partageait avec son frère Richard. L'adolescent lisait un Tintin emprunté
à la bibliothèque municipale sans se soucier le moins du inonde de la dispute
qui avait lieu dans la chambre voisine.
La mère de
famille fit quelques pas de plus dans le couloir et découvrit un Jean-Louis,
blanc de rage, tentant d'expulser par la force son jeune frère cramponné des
deux mains au rebord de la fenêtre ouverte sur le trottoir de la rue Emmett. Le
cadet ruait avec une belle énergie et refusait absolument de quitter la chambre
de son grand frère qui venait de passer son pyjama bleu nuit.
— Voulez-vous ben
me dire ce que vous avez à crier comme des perdus? leur demanda sèchement leur
mère en pénétrant dans la chambre.
44 UN VENDREDI
SOIR
— Ce petit maudit
baveux-là veut pas s'en aller dans sa chambre, s'insurgea Jean-Louis.
— Qu'est-ce que
tu fais là, toi? demanda Laurette à son jeune fils. Ta chambre est au fond, pas
ici. Décolle!
— Il veut fermer
les jalousies et on étouffe nous autres, au fond. Il y a pas d'air qui entre,
expliqua Richard sans lâcher prise.
— On n'est pas
pour laisser les persiennes ouvertes, m'man, protesta l'aîné. Tout le monde
peut nous voir en passant sur le trottoir.
— Puis après,
niaiseux! s'exclama son cadet. On n'est pas tout nus. Puis toi, t'as ton maudit
pyjama... Est-ce que t'as peur que le monde se mette à rire de toi s'ils te
voient ça sur le dos? Les deux pyjamas de Jean-Louis n'avaient jamais cessé de
susciter des commentaires depuis qu'il se les était procurés au début du
printemps précédent. Lui, si près de ses sous, avait dépensé de l'argent pour
s'acheter ces vêtements de nuit que personne n'avait jamais portés dans la
famille.
Immédiatement,
l'envie s'était mêlée au sarcasme et à la surprise chez les Morin. On avait été
sidéré qu'il ait payé si cher pour des vêtements que personne ne pouvait voir!
Quand le jeune homme avait montré ses achats à ses parents, son père n'avait pu
s'empêcher de lui demander pourquoi il avait gaspillé son argent pour de
pareilles «niaiseries». Son aîné, sûr de l'appui inconditionnel de sa mère,
s'était contenté de lui dire qu'ils étaient en solde et que bien des hommes en
portaient pour dormir. Il avait même ajouté que c'était plus sain de dormir
dans un pyjama que dans des sous-vêtements dans lesquels on avait transpiré
toute la journée. De plus, c'était plus beau de voir quelqu'un dans un pyjama
que dans une «combinaison à panneau», avait-il conclu avant de se retirer plein
de dignité dans sa chambre à coucher. Finalement, il avait fallu s'habituer à
le 45 voir tantôt dans son pyjama bleu, tantôt dans son pyjama rouge vin après
sa toilette du soir ou à la table, le matin, au déjeuner.
— Pense un peu à
tes frères, dit Laurette à son aîné sur un ton raisonnable. Oublie pas qu'ils
ont pas de fenêtre dans leur chambre, eux autres. Quand les jalousies sont
fermées, ils ont pas mal moins d'air.
— Je le sais ben,
m'man, reconnut le jeune homme.
Mais n'importe
qui peut entrer par la fenêtre ou ben cracher sur nous autres en passant
devant. La fenêtre est à la hauteur du trottoir.
— Si t'es trop
pissou pour te battre, le provoqua Richard en ne lâchant toujours pas prise, on
va te défendre, nous autres.
Cette dernière
remarque eut le don de faire rager encore plus l'étalagiste qui secoua de plus
belle son cadet pour lui faire lâcher l'appui fenêtre auquel il se cramponnait.
En représailles, Richard chercha à l'atteindre avec une ruade en criant qu'il
lui faisait mal. Au moment où leur mère allait se décider à intervenir pour
faire cesser ce pugilat entre les deux frères, le père apparut dans
l'encadrement de la porte.
— Ça va faire,
vous deux! ordonna-t-il en élevant à peine la voix. On vous entend jusqu'en
arrière. Regardez les jeunes de l'autre côté de la rue,
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