A l'écoute du temps

la
soirée avaient lavé la façade rouge du magasin. La lumière diffusée par les
lampadaires de la rue Sainte-Catherine faisait luire les flaques d'eau sur le
trottoir inégal. Un tramway jaune luisant de pluie stoppa dans un crissement
strident au coin de Dufresne, en face de la pharmacie Charland. De l'autre côté
de la rue, le vieux Chinois, propriétaire de la blanchisserie voisine de la
succursale de la banque d'Épargne, était occupé à coller du papier kraft dans
sa vitrine.
     
    — On ferme, les
filles, annonça le gérant à ses deux jeunes vendeuses. Pendant que je fais la
caisse, Lise, passe un coup de balai dans les allées. Toi, Denise, remets de
l'ordre dans le comptoir des bijoux. C'est tout à l'envers.
     
    Les deux jeunes
femmes s'activèrent pendant que le petit homme au crâne partiellement dénudé
comptait l'argent tiré de la caisse et le déposait dans un sac en toile.
     
    De temps à autre,
il levait les yeux pour suivre d'un regard libidineux ses deux jeunes
employées.
     
    À l'extérieur,
l'orage s'était finalement calmé. Une pluie fine avait succédé aux trombes
d'eau qui s'étaient abattues sur la ville quelques minutes plus tôt.
Soudainement, l'homme fut tiré de ses pensées inavouables par des coups frappés
à la vitrine du magasin.
     
    — Bon. Qu'est-ce
qu'il veut, lui? s'écria le gérant en prenant un air de matamore que sa petite
taille ne justifiait guère. Il voit pas que c'est fermé? 49
     
    — C'est mon chum,
monsieur Beaudry, dit Lise Paquette en cessant un instant de balayer. Il veut
juste me faire savoir qu'il m'attend.
     
    — J'espère que
ton père sait qu'il vient te chercher? fit remarquer le gérant d'une voix pleine
de sous-entendus.
     
    — Inquiétez-vous
pas pour ça, déclara la jeune fille.
     
    Mon père est au
courant.
     
    Antoine Beaudry
jeta un regard à sa montre avant de lui dire:
     
    — Il est presque
neuf heures. Tu peux t'en aller si tu veux.
     
    Cette autorisation
de quitter ne serait-ce que quelques minutes avant l'heure était si peu dans
les habitudes de leur patron que les deux jeunes filles en furent un instant
interloquées. C'était bien la première fois qu'il accordait une telle faveur.
     
    Lise Paquette se
dirigea immédiatement vers la petite pièce située à l'arrière du magasin de
variétés dans le but de ranger son balai et de prendre son parapluie. Denise
fit tout de suite quelques pas dans la même direction.
     
    — Où est-ce que
tu t'en vas? lui demanda sèchement Beaudry.
     
    La jeune
vendeuse, surprise, s'immobilisa au milieu de l'allée.
     
    — Ben. Vous venez
de dire qu'on pouvait partir.
     
    — Pas toi. J'ai
dit ça à Lise. Toi, t'as ton comptoir à remettre en ordre, précisa-t-il sur un
ton sec.
     
    Denise Morin retourna
au comptoir des bijoux de pacotille vendus par Woolworth, en proie à un malaise
évident. Elle ne voulait pas demeurer seule dans le magasin avec le gérant.
Elle commençait à le connaître et l'occasion serait trop bonne pour lui de se
permettre certaines privautés. Affolée, elle chercha une issue à la situation.
     
    5° UN VENDREDI
SOIR Antoine Beaudry, l'air content de lui, quitta la caisse et alla insérer la
clé dans la serrure, prêt à ouvrir à Lise dès qu'elle se présenterait pour
sortir. Quand la jeune vendeuse passa près de Denise, cette dernière lui
demanda sur un ton qu'elle voulait naturel:
     
    — Est-ce que vous
allez m'attendre tous les deux pour aller boire un Coke? Il est déjà neuf
heures moins cinq. Il me reste juste cinq minutes à faire.
     
    Lise dut sentir
la panique dans la voix de sa camarade parce qu'elle s'immobilisa, hésitante, à
quelques pas de la porte pour se tourner vers elle.
     
    — Envoyé! Tu sors
ou tu sors pas? fit le gérant, impatient.
     
    J'ai ma caisse à
faire, moi.
     
    Antoine Beaudry,
incapable de dissimuler sa mauvaise humeur, lui déverrouilla la porte avec
brusquerie pour la laisser rejoindre son petit ami. Il la referma bruyamment
derrière elle. Lise Paquette sortit du magasin.
     
    — Je pourrais
peut-être rentrer plus de bonne heure demain matin, proposa Denise d'une voix
un peu tremblante.
     
    — Je pense que
t'es mieux de tout placer avant de partir, lui dit le gérant en s'approchant
d'elle. Qu'est-ce que t'as? T'es pas ben avec moi? demanda-t-il en s'approchant
d'elle avec des intentions évidentes.
     
    — C'est pas ça,
monsieur Beaudry, se défendit la jeune vendeuse en reculant de quelques