A l'écoute du temps

parlé. Je suis sûre qu'elle est pas si belle
que ça.
     
    410 ENTRE LA
HONTE ET L'ENVIE
     
    — Pourquoi tu dis
ça? demanda Gérard en enlevant ses lunettes pour les déposer sur sa table de
nuit.
     
    — Tu connais les
Nadeau. Ils ont toujours aimé ça péter plus haut que le trou. Ta mère a beau
jurer que par son Rosaire, c'est juste un petit vendeur de chars de seconde
main, rien de plus. Lui, il y a rien à son épreuve.
     
    On sait qu'il est
capable de jeter de la poudre aux yeux.
     
    Avec son cigare
et son gros corbillard, il essaye de jouer au riche, mais ça poigne pas avec
moi.
     
    — Il a tout de
même ramassé assez d'argent pour s'acheter un garage et se faire bâtir une
maison neuve, lui fit remarquer Gérard, sans la moindre trace d'envie.
     
    — C'est sûr qu'il
a été capable de faire ça, fît Laurette, amère. Il a pas d'enfants à nourrir,
lui. En plus, qui te dit que ta mère leur a pas donné de l'argent?
     
    — Ma mère a pas
tant d'argent que ça, protesta son mari en éteignant la lumière.
     
    — Elle a quand
même l'argent de l'assurance de ton père et ce qu'ils avaient ramassé à la
banque.
     
    — Si c'est de cet
argent-là que tu parles, elle a le droit de faire ce qu'elle veut avec, conclut
son mari en se tournant sur le côté pour faire comprendre à sa femme qu'il
avait l'intention de dormir.
     
    Laurette poussa
un soupir d'exaspération avant de l'imiter et le silence retomba dans la
chambre. À l'extérieur, une voix avinée interpellait quelqu'un. Un cri au loin
lui répondit. A travers le rideau jauni qui masquait la fenêtre, elle aperçut
une ombre qui se déplaçait sur le trottoir en direction de la rue Fullum.
     
    Le lendemain
après-midi, un peu après trois heures, la Cadillac noire de Rosaire Nadeau
s'immobilisa devant la porte des Morin. Gilles et Richard furent les premiers
411 sortis de la maison et se tinrent près du véhicule pendant que leur soeur
et leurs parents finissaient de s'habiller. Ils étaient conscients qu'il
n'était pas courant de voir une aussi belle voiture sur les rues Emmett et
Archambault.
     
    Fiers de monter
dans une voiture aussi luxueuse, ils auraient aimé que cela se produise l'été
pour que les voisins puissent les envier et les admirer.
     
    Laurette prit
place à l'arrière du véhicule en compagnie de Gilles et de Carole pendant que
Richard se glissait entre son père et son oncle sur la banquette avant. Dès que
les portières furent refermées, les passagers n'entendirent plus le moteur. Il
n'y avait que le léger ronronnement de la chaufferette. L'habitacle baignait
dans une agréable chaleur où l'odeur du cigare du propriétaire dominait
largement celle des sièges en cuir.
     
    — C'est un vrai
salon, dit Gérard en admirant la banquette recouverte de cuir bleu nuit ainsi
que les appliques en bois sur le tableau de bord et les portières.
     
    — Il est pas mal,
reconnut Rosaire avec une feinte modestie. Tiens, écoute le son du radio,
ajouta-t-il en allumant l'appareil.
     
    Aussitôt, la voix
de Charles Trenet chantant La mer emplit l'habitacle. Le conducteur s'empressa
d'éteindre l'appareil.
     
    — On y va, dit-il
en embrayant.
     
    La lourde voiture
s'écarta lentement du trottoir et s'engagea sur la rue Archambault. Tout au
long du trajet qui les mena sur le boulevard Rosemont, à proximité du boulevard
Pie IX, Laurette et ses enfants se contentèrent de profiter au maximum du luxe
rare d'une balade en voiture pendant que Gérard s'entretenait avec son
beau-frère.
     
    Comme il n'avait
pas neigé depuis une dizaine de jours, les rues de la métropole étaient bien
dégagées et la circulation était fluide en ce dimanche après-midi.
     
    412 ENTRE LA
HONTE ET L'ENVIE Soudain, la voiture ralentit et le conducteur vint
l'immobiliser dans une allée située sur le côté d'une imposante maison dont la
façade était en pierre.
     
    — On est rendus,
déclara Rosaire en ouvrant sa portière. Vous pouvez descendre.
     
    Tous les
passagers se retrouvèrent debout dans l'allée couverte de gravier. Ils
suivirent le maître des lieux qui les entraîna vers la porte d'entrée pourvue
d'une longue vitre givrée. Au rez-de-chaussée comme à l'étage, la façade de la
maison des Nadeau présentait deux vastes baies vitrées.
     
    — Puis, qu'est-ce
que vous en pensez? demanda le propriétaire en montrant sa maison d'un geste
large.
     
    — Elle est pas
mal belle, reconnut Laurette en levant la tête