Voyage de J. Cartier au Canada
I
Aucun peuple ne semble avoir tenu aussi peu de compte que les Français de la part légitime qui devait lui appartenir dans l'histoire des découvertes et de l'exploration des contrées lointaines ; nul ne s'est montré si peu soucieux de la renommée que pourraient lui acquérir ses aventures maritimes ou ses pérégrinations terrestres ; et tandis que d'autres nations sonnaient leurs plus éclatantes fanfares en l'honneur de leurs propres mérites, nous avons laissé perdre le souvenir des navigations et des voyages parallèlement accomplis avec moins de retentissement par nos aïeux, et qui nous sont quelquefois accidentellement révélés, à notre grand ébahissement, par les récits des étrangers. Qui donc, par exemple, nous pourra dire aujourd'hui quel était ce navire français dont l'arrivée à Canton est racontée sous la date de 1521 dans les Annales chinoises, à l'époque où le Portugal et l'Espagne prétendaient avoir seuls, par privilège, l'accès de ces mers ! Bien d'autres de nos prouesses, surtout des plus anciennes, ont ainsi disparu, sans doute, de la mémoire des hommes.
Les entreprises officielles patronnées par le souverain ont presque seules échappé à ce total oubli des contemporains et de la postérité, mais pour beaucoup d'entre elles, c'est à grand'peine encore qu'il se peut recueillir quelques lambeaux des relations où elles étaient racontées.
Tel est précisément le cas pour le célèbre navigateur breton qui le premier alla planter le drapeau de la France aux lieux où s'élèvent maintenant Québec et Montréal : sur ses trois voyages au Canada, nous sommes redevables à un collecteur italien (Ramusio) de nous avoir transmis le récit du premier dans une version que nous tenons volontiers pour fidèle, comme nous devons à un collecteur anglais (Hakluyt) d'avoir sauvé les fragments mutilés du troisième dans une traduction que nous voulons bien supposer exacte ; c'est uniquement pour le second voyage qu'il est parvenu jusqu'à nous une relation originale française, émanée de l'un des compagnons de Jacques Cartier, sinon de lui-même : et de l'édition qui en fut faite à Paris en 1545, les bibliographes ne connaissent plus en Europe qu'un seul exemplaire, conservé au musée Britannique ; c'est là qu'il a fallu en aller prendre une exacte copie à l'intention des amateurs qui attachent du prix à ces vieilles reliques, pour la reproduire scrupuleusement dans le mince volume en tête duquel nous écrivons ces lignes.
II
Les côtes derrière lesquelles s'étendent les parages explorés, pour la première fois suivant toute apparence, par le célèbre malouin, avaient dès long-temps été reconnues, et la tradition a conservé la mémoire d'établissements fort anciens en quelques parties de ce vaste littoral qui s'étend, vis-à-vis de l'Europe occidentale, depuis les abords de la zone torride jusqu'aux froides régions arctiques.
Les enfants de la verte Erin, qui de nos jours émigrent en si grand nombre vers les Etats de l'Union américaine, avaient, comme aux Faer-oer et comme en Irlande, devancé pareillement sur cette marge extrême de l'Océan occidental, les aventuriers scandinaves, qui partout les rencontrèrent déjà établis ; quand le chef islandais Are Marson, le trisaïeul du savant Are Froda, fut jeté par la tempête en 983 sur ces lointains rivages, que les sagas du Nord ont appelés Irland it Mikla, ou la Grande-Irlande, il y fut recueilli par une population chrétienne, qui le baptisa et le retint au milieu d'elle ; c'est là que seize ans après vint se réfugier Bioern Asbrandson, s'arrachant à l'amour de la belle Thurida pour fuir la colère d'un frère offensé ; et il avait passé vingt-huit années sur cette terre étrangère quand y aborda son compatriote Gudleif Gudlangson, parti de Dublin pour retourner en Islande, poussé par les vents du nord-ouest jusque par delà l'Océan, surpris d'y entendre encore les sons de la langue d'Erin, mais reprenant aussitôt la mer, grâce à l'entremise de Bioern, et emportant de la part du vieil exilé un anneau d'or pour sa bien-aimée Thurida, et une épée pour Kiartan, le fils qu'il avait eu d'elle.
A côté de ces vestiges des anciennes émigrations transatlantiques des Irlandais, leurs voisins les Gallois ont peut-être aussi une place à revendiquer pour eux-mêmes : du moins se conserve-t-il chez eux une certaine tradition des navigations occidentales de Madoc, le second des
Weitere Kostenlose Bücher