A l'écoute du temps
l'essentiel de ses
déboursés hebdomadaires. Sa mère avait beau répéter qu'il n'était que «très
prudent», ses frères et soeurs étaient beaucoup moins tendres à son sujet et ne
rataient jamais une occasion de se moquer de sa ladrerie.
— Il a l'air
d'avoir tout un motton, chuchota Richard, envieux. Je voudrais ben savoir
combien il a.
— Ça t'avancerait
à quoi?
— Je sais pas.
— Toi, si tu
penses que tu pourrais lui voler quelque chose, t'es mieux de t'ôter cette
idée-là de la tête, l'avertit son frère qui, par le fait même, sentait ses
pauvres économies menacées. Si jamais il lui manque une cenne dans son magot,
il va t'arracher un bras.
— Ben non,
protesta Richard, faussement indigné. Je veux pas le voler. Je voudrais juste
savoir combien il a. Je suis certain qu'il doit pas avoir loin de cinquante
piastres.
As-tu déjà pensé
à tout ce qu'on pourrait s'acheter avec autant d'argent. Je comprends pas
pourquoi il va pas le mettre à la banque, comme m'man lui dit souvent.
— Tu le sais ben.
Il a peur de se le faire voler.
81
— Souper! cria
Denise, debout au bout du couloir.
Dépêchez-vous. On
vous attendra pas.
Richard se
précipita hors de la chambre. Dans la pièce voisine, Jean-Louis se rendit
compte que Gilles n'était pas encore sorti. Alors, il fourra dans l'une des
poches de son pantalon le porte-monnaie dans lequel il déposait ses économies.
Il prit ensuite la direction de la cuisine.
Quand il fut
certain d'être seul, Gilles souleva un coin du matelas et prit l'enveloppe dans
laquelle il dissimulait son argent. Il y mit sa paie, ne gardant dans ses
poches que la somme de ses pourboires. Après avoir dissimulé l'enveloppe au
même endroit, il rejoignit les siens autour de la table.
Denise aida sa
mère à servir les assiettes avant de venir s'asseoir près de Carole. Le repas
frugal se prit dans un silence presque complet. Il faisait chaud dans la
cuisine, même si la porte moustiquaire et la fenêtre ouverte laissaient entrer
l'air extérieur. Laurette avait pris sa place habituelle, à une extrémité de la
table. Les plis amers de chaque côté de sa bouche disaient assez dans quel état
d'esprit elle était.
— Êtes-vous
malade, m'man? demanda Denise en regardant la petite portion de hachis
Parmentier qu'elle avait déposée dans son assiette.
— Non. J'ai juste
mal à la tête, mentit-elle.
— Encore? demanda
son mari qui se souvenait qu'elle était rentrée à la maison plus tôt que
d'habitude à cause d'une migraine.
— Bonyeu! J'ai
tout de même le droit d'avoir mal à la tête de temps en temps! éclata la mère
de famille.
— OK. Énerve-toi
pas, fit Gérard d'une voix apaisante.
En vérité,
Laurette était la proie d'une faim dévorante.
Si elle s'était
écoutée, elle se serait servie une portion trois 82 UN COMMENTAIRE DÉSOBLIGEANT
fois plus grosse que celle qu'elle avait déposée dans son assiette. De plus,
elle était tiraillée par une seule envie, imiter les siens assis autour de la
table. Elle salivait rien qu'à les voir étaler du beurre sur des tranches de
pain qu'ils avalaient pour accompagner le plat principal.
Mais, avant de
s'endormir au début de l'après-midi, elle s'était juré de perdre du poids avant
son quarantième anniversaire de naissance, le 3 octobre. Elle allait retrouver
sa ligne de jeune fille. A ce moment-là, plus personne ne la traiterait de
«grosse». Son mari allait regarder un peu moins les voisines pour s'occuper un
peu plus d'elle.
C'était fini,
elle ne se laisserait plus aller. Elle allait manger moins, c'était promis.
Finies les croustilles, le chocolat et les desserts. Plus question de manger
avant de se mettre au lit le soir. Dans un mois et demi, elle allait être
presque aussi maigre qu'Emma Gravel, la voisine du dessus. Les gens allaient
même lui demander si elle n'était pas malade en la voyant maigrir si
rapidement. À cette seule pensée, un mince sourire se dessina sur son visage.
La dernière
bouchée de son hachis avalée, Laurette s'empressa de se verser une tasse de thé
et de s'allumer une cigarette pendant que les siens mangeaient leur dessert.
Ses deux filles l'aidèrent ensuite à laver la vaisselle et à ranger la cuisine.
Quand elle vit Jean-Louis quitter la pièce, sa mère lui demanda:
— Qu'est-ce que
tu fais à soir?
— Pas
grand-chose, m'man, répondit
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