A l'écoute du temps
doucement et une faible brise agréable avait chassé les odeurs
entêtantes émises par la Dominion Rubber. Pendant un long moment, les Morin se
turent, profitant du calme de cette belle soirée estivale.
Les Bélanger et
les Daudelin, leurs voisins immédiats, s'étaient aussi installés sur le
trottoir avec leurs plus jeunes enfants. Pendant que Gérard regardait ce qui se
passait devant le restaurant-épicerie Brodeur où une demi-douzaine
d'adolescents faisait du chahut, sa femme tentait de comprendre ce que madame
Henripin de la rue Archambault racontait à Pauline Daudelin, sa voisine de
gauche. Elle finit par y renoncer et tourna son attention vers deux grandes adolescentes,
assises sur les premières marches de l'escalier extérieur qui menait aux étages
au-dessus de chez Brodeur. Elles taquinaient les garçons qui rivalisaient pour
s'attirer leurs bonnes grâces.
— Si j'étais leur
mère, j'endurerais pas ça, finit-elle par dire à son mari. Je voudrais ben voir
Carole se tenir comme ça, moi. Je te dis que j'irais la chercher par le chignon
pour la ramener à la maison.
— C'est qui, ces
filles-là? demanda son mari.
— Les petites
Payette. Deux vraies excitées!
— M'man, on a
fini de se laver, dit Richard, qui venait d'apparaître derrière son père, dans
l'encadrement de la porte d'entrée.
86 UN COMMENTAIRE
DÉSOBLIGEANT
— C'est correct.
Lavez votre bain et laissez rien traîner dans la salle de bain. Est-ce que Jean-Louis
veut prendre son bain, lui aussi?
— Je le sais pas.
Je lui ai pas demandé.
— Demande-lui.
S'il le prend pas, je vais y aller à sa place. Fais-moi bouillir de l'eau en
passant.
L'adolescent
disparut un instant avant de revenir pour lui dire que Jean-Louis lui laissait
sa place. Laurette attendit quelques minutes avant de rentrer. Il faisait
maintenant noir et l'unique lampadaire de la rue Emmett venait de s'allumer.
Gérard décida de rentrer à son tour dans la maison. Il se leva, replia la chaise
berçante laissée par sa femme sur le trottoir et la remisa dans le couloir
avant de fermer la porte derrière lui.
Lorsque Denise
rentra un peu après onze heures, elle trouva l'appartement plongé dans
l'obscurité. Toute la famille était déjà au lit et dormait, du moins en
apparence.
Elle enleva ses
chaussures à talons hauts pour ne pas faire de bruit et se glissa dans sa
chambre où elle passa ses vêtements de nuit sans allumer pour ne pas réveiller
Carole.
Pourtant, sa mère
ne dormait pas encore. Elle venait de se retourner pour la centième fois quand
Gérard finit par lui demander d'une voix agacée:
— Sacrifice!
Achèves-tu de tourner? Si t'arrêtes pas de grouiller, j'arriverai jamais à
m'endormir.
Laurette ne lui
répondit pas. Elle ne parvenait pas à trouver le sommeil, taraudée qu'elle
était par la faim. Avant de se mettre au lit, les enfants avaient pris une
collation, comme tous les samedis soirs, en prévision du jeûne qu'ils devraient
respecter jusqu'au lendemain midi pour pouvoir aller communier le dimanche
matin, à la messe. L'odeur des rôties l'avait fait saliver et elle avait dû
faire preuve d'une force de caractère peu commune pour résister à la tentation
d'en manger une ou deux.
8?
— Tu manges pas?
lui avait demandé son mari, étonné de la voir s'allumer une cigarette pour
accompagner la tasse de thé qu'elle venait de se verser. Arrête de fumer et
mange un morceau. T'as presque rien mangé au souper.
— J'ai pas faim,
s'était-elle contentée de répondre sur un ton rogue pendant que son mari et ses
enfants tartinaient de beurre d'arachide ou de confiture de fraises leurs
rôties.
Stoïque jusqu'à
la fin, elle avait attendu que tous aient terminé leur collation pour les aider
à tout ranger. Elle s'était ensuite mise au lit en souhaitant que le dicton
«Qui dort dîne», si cher à sa mère, soit bien vrai. Eh bien, non! Elle
constatait que pour bien dormir, il faut avoir l'estomac plein, ce qui n'était
pas son cas. Par conséquent, le sommeil la fuyait et elle ne cessait de se
retourner dans le lit conjugal, à la recherche d'une position plus confortable.
Les minutes puis
les heures passèrent lentement, trop lentement. Impossible de s'endormir. Toute
vie avait fini par fuir les rues Emmett et Archambault. Il y eut bien quelques
éclats de voix avinées vers deux heures du matin, mais elles provenaient de
deux passants
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