A l'écoute du temps

avait
pris son porte-monnaie dans son sac et en avait tiré deux vingt-cinq cents
qu'elle avait déposé sur le bureau. Ce ne fut qu'au moment où sa paroissienne
glissait l'enveloppe dans son sac que l'ecclésiastique avait consenti à lui
adresser à nouveau la parole et à se faire un peu plus chaleureux.
     
    — Depuis combien
d'années vivez-vous dans la paroisse? avait-il demandé.
     
    — Je suis venue
au monde ici, sur la rue Champagne, monsieur le curé, avait fièrement répondu
Laurette.
     
    Mon père et ma
mère ont toujours resté sur la rue Champagne.
     
    — Vous avez
plusieurs enfants?
     
    — Cinq, monsieur
le curé.
     
    — Ils ont quel
âge?
     
    — Les deux plus
vieux ont dix-neuf et dix-huit ans. Les trois autres ont quatorze, treize et
onze ans. J'en ai aussi perdu deux en cours de route, avait-elle ajouté.
     
    À ce moment de la
conversation, Laurette s'était attendue à des félicitations de la part du
prêtre pour une si belle famille, mais il n'en fut rien. Bien au contraire.
     
    Damien Perreault
l'avait dévisagée durant un bref moment par-dessus ses lunettes à monture de
corne avant de demander sur un ton sec:
     
    — Quel âge
avez-vous, madame Morin?
     
    — Trente-neuf
ans, monsieur le curé.
     
    — Et vous êtes
mariée depuis?
     
    — Le 15 novembre
1932. On va fêter cet automne notre vingtième anniversaire de mariage, avait-elle
précisé, très fière.
     
    97 Le visage du
curé Perreault s'était alors fermé et avait pris une expression sévère.
     
    — Si je comprends
bien, madame, vous avez même pas encore quarante ans et vous empêchez la
famille depuis plus d'une dizaine d'années? lui avait-il reproché d'une voix
mordante.
     
    — Comment ça,
j'empêche la famille? avait répliqué Laurette, insultée, en se levant.
     
    — Vous avez pas
eu d'enfants depuis?
     
    — Depuis mars
1941, si vous voulez tout savoir, avait répondu d'une voix cinglante la
paroissienne à qui la moutarde commençait à monter sérieusement au nez.
     
    — Savez-vous, ma
bonne dame, que vous êtes en état de péché mortel? avait repris Damien
Perreault qui s'était levé à son tour. L'Église permet pas d'empêcher la
famille.
     
    Le rôle de la
femme mariée est de mettre au monde et d'éduquer des enfants. Ne pas le faire,
c'est vivre dans l'impureté et se conduire en femme de mauvaise vie.
     
    En entendant ces
paroles, le visage de Laurette Morin était devenu rouge et elle avait perdu
toute retenue tant elle était en colère.
     
    — Une femme de
mauvaise vie! s'était-elle exclamée, hors d'elle-même. Ah ben, maudit verrat,
par exemple! J'aurai tout entendu dans ma chienne de vie! Et les cinq enfants
que j'ai eus, c'est pas assez, je suppose?
     
    — Non, madame,
c'est pas assez, avait répondu le prêtre sur le même ton, apparemment peu
impressionné par sa colère.
     
    — J'ai même pas
encore quarante ans et je suis toute défaite! avait ajouté Laurette.
     
    — Madame, mettre
au monde, c'est votre devoir de bonne chrétienne.
     
    — Bâtard! c'est
ben beau mettre au monde, mais il faut les nourrir et les habiller, ces
enfants-là et ça, ça se 98 UN DIMANCHE COMME LES AUTRES fait pas avec des
prières, avait-elle rétorqué d'une voix mordante. On dirait que vous comprenez
pas ça.
     
    — Quand vous
viendrez vous confesser, avait repris le curé, imperturbable, je vous refuserai
l'absolution et vous ne pourrez pas communier tant que vous vous soumettrez pas
aux règlements de l'Église.
     
    — Ben, ça me
dérange pas pantoute, avait rétorqué la paroissienne d'une voix mordante. S'il
le faut, j'irai me confesser à Saint-Eusèbe. Vous me ferez pas croire que je
trouverai pas un prêtre capable de comprendre une mère de grosse famille.
     
    Sur ces mots bien
sentis, Laurette avait tourné les talons et quitté le presbytère en claquant la
porte derrière elle.
     
    C'était sûrement
de cette scène désagréable dont le curé Perreault s'était rappelé en voyant
Laurette Morin entourée de ses enfants, ce dimanche matin-là. Quelques minutes
plus tard, le célébrant entra dans le choeur en compagnie de ses deux servants
de messe. Il enleva sa barrette, s'inclina lentement devant le tabernacle et
monta à l'autel. La chorale, regroupée dans le jubé, entonna le chant d'entrée
et la grand-messe commença. La mère de famille ferma les yeux. Elle fit un
effort méritoire pour se recueillir. Durant plusieurs minutes, elle se