A l'écoute du temps
dépensaient leur trop-plein d'énergie
en criant et en se poursuivant dans des courses éperdues.
Durant la
journée, la paix du quartier n'était troublée que par les cris du maraîcher
offrant les derniers légumes de la saison ou par les tintements de la cloche
agitée par le «guenillou». Ce dernier, un vieux Juif à l'air peu commode,
passait en tirant une voiturette surchargée d'un bric-à-brac hétéroclite. Il se
disait prêt à acheter à bon prix les vieux vêtements, les matelas et les objets
métalliques.
Par contre, on ne
voyait plus le marchand de glace que l'apparition des réfrigérateurs avait
chassé du quartier. Il avait disparu depuis quelques années en même temps que
les antiques glacières. Il ne restait plus que le laitier de la laiterie
Saint-Alexandre et le vendeur de la boulangerie Pom qui s'arrêtaient chaque
avant-midi dans la petite rue Emmett pour desservir leur clientèle.
La veille, au
moment d'éteindre la vieille radio Marconi après avoir écouté les informations,
Gérard avait évoqué!35 l'obligation d'installer bientôt les fenêtres doubles
pour l'hiver.
— Pas déjà!
s'était exclamée Laurette pour qui le remplacement des vieilles persiennes
vertes par les contre fenêtres était synonyme d'un emprisonnement qui allait
durer plus de six mois.
— Il va ben le
falloir. On est presque en octobre, avait expliqué Gérard. Tu devrais voir les
arbres du carré Bellerive. La moitié des feuilles sont déjà tombées.
— Maudit que
l'été a passé vite! ne put s'empêcher de s'exclamer sa femme en commençant à se
préparer pour la nuit.
— Tu peux le
dire, approuva son mari. Il va aussi falloir faire entrer le charbon pour
l'hiver la semaine prochaine. Tu téléphoneras chez Wilson demain avant- midi
pour qu'il te le livre. Pour l'huile, j'ai regardé hier.
Le drum est
encore aux trois quarts plein. On peut encore attendre pour en faire venir.
— Juste pour
payer le charbon, ça va manger presque tout ce que j'ai ramassé pendant l'été,
se plaignit Laurette.
Il faudrait pas
qu'on ait une malchance parce que, là, on serait mal pris.
— Tu dis ça tous
les automnes, lui fit remarquer Gérard en se mettant au lit. Il y a pas de
raison pour qu'on n'arrive pas. Jean-Louis et Denise nous Parent une pension et
il y a mon salaire.
Laurette ne dit
rien, mais elle ne pensa pas moins que ce n'était pas avec les trente-cinq
dollars de son salaire hebdomadaire auxquels s'ajoutaient les maigres pensions
versées par Jean-Louis et Denise qu'elle parviendrait à nourrir et à habiller
tout son monde. Il y avait tout de même des limites aux miracles qu'elle
pouvait faire avec aussi peu d'argent.
136 PERDRE DU POIDS
Le lendemain matin, au réveil, l'humeur de la mère de famille était aussi
maussade que le temps. Lorsqu'elle écarta les rideaux de sa chambre, elle ne
découvrit qu'un coin de ciel gris. Gérard, Jean-Louis et les plus jeunes
quittèrent un à un la maison. Bientôt, il ne resta que Denise qui commençait à
travailler chez Woolworth un peu plus tard. Un peu avant de partir, elle se
tourna vers sa mère qui avait entrepris, la cigarette au bec, de laver la
vaisselle sale du déjeuner.
— M'man, c'est
votre fête la semaine prochaine, lui rappela-t-elle. Avez-vous une idée de ce
que vous aimeriez avoir? Laurette sursauta. C'était pourtant vrai. Dans moins
d'une semaine, ce serait son anniversaire! Elle allait déjà avoir quarante ans.
Stupéfaite, elle venait de se rendre compte qu'elle n'avait pas vu filer toutes
ces années.
— Quarante ans!
se dit-elle en esquissant une moue de contrariété. On rit pas.
Sans s'en
apercevoir, elle était devenue une «grosse mémère», comme celles dont elle se
moquait si méchamment quand elle avait vingt ans. Ce n'était pas possible!
Quarante ans, cinq enfants, de la graisse partout, des rides dans le visage et
même un peu de cellulite. Déjà sur la voie irréversible de la vieillesse.
Impossible de revenir en arrière et de recommencer. Ces pensées la firent
grimacer et son coeur se serra.
— Puis, m'man,
allez-vous me donner une idée de cadeau? insista Denise avec un rien
d'impatience dans la voix.
— J'avais
complètement oublié ma fête, expliqua sa mère, sans être trop convaincante. Tu
sauras, ma fille, que c'est pas la journée la plus drôle de l'année quand
t'arrives à quarante ans.
M7
— Voyons
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