A l'écoute du temps
donc,
m'man, vous êtes pas si vieille que ça, voulut la rassurer Denise.
Mais la voix de
la jeune fille manquait singulièrement de conviction.
— C'est facile à
dire à dix-huit ans. Attends d'avoir mon âge, prédit Laurette avec un air
lugubre, tu vas chanter une autre chanson, je t'en passe un papier.
Le silence tomba
dans la pièce, mais il ne dura qu'un bref moment.
— Sais-tu que
j'haïrais pas ça avoir une balance, reprit Laurette comme si elle venait à
peine d'y songer.
En fait, elle
pensait sérieusement à s'en acheter une depuis quelque temps. Elle en avait
assez de se demander si sa diète produisait des effets. Elle n'avait pas osé
monter sur un pèse-personne depuis la dernière semaine d'août à la pharmacie
parce que, chaque fois qu'elle aurait pu, il se trouvait des gens autour d'elle
et elle ne voulait pas se rendre ridicule. Quelques jours auparavant, elle s'était
rendu compte que la pharmacie Charland vendait de petits pèse-personne à un
prix très abordable. Si elle en avait un, elle pourrait toujours le glisser
sous son lit et se peser dans la plus stricte intimité.
— Une balance?
fit la jeune fille, étonnée.
— Oui, une
affaire qui sert à se peser.
— Ben. Vous
trouvez pas que c'est un drôle de cadeau à recevoir le jour de sa fête, m'man?
lui demanda son aînée.
— Pantoute. Ça
peut être utile, cette patente-là, trancha Laurette. On sait jamais.
— C'est comme
vous voudrez, consentit Denise en partant.
138 PERDRE DU
POIDS Au début de l'après-midi, il y eut une trouée dans le ciel et le soleil
réchauffa un peu l'atmosphère. Recluse depuis plusieurs heures dans la maison
pour faire son repassage, Laurette décida de profiter de cette embellie pour
laver ses fenêtres.
— Ça va être la
dernière fois avant le printemps prochain, se dit-elle en remplissant un seau
avec de l'eau qu'elle avait mise à chauffer sur le poêle. Une fois que Gérard
aura installé les fenêtres doubles, je pourrai plus les nettoyer.
Armée de chiffons
et de son seau, la ménagère sortit sur le trottoir et monta sur le petit
escabeau de trois marches qu'elle avait placé devant la fenêtre de la chambre
de Jean- Louis. Elle vit une voisine entrer chez Brodeur, au coin de la rue, et
elle salua madame Lozeau, la pauvre mère de jumeaux qu'elle poussait
courageusement dans un landau sur le trottoir de la rue Archambault. Un peu
plus loin, deux petits garçons se disputaient pour la possession d'un ballon
sans que leur mère se décide à intervenir.
Laurette venait à
peine de commencer à laver les carreaux que les cris d'un homme en colère en
provenance de la maison d'en face la firent sursauter. Elle tourna la tête dans
toutes les directions pour repérer d'où ils venaient exactement. Les hurlements
continuèrent de plus belle, suivis des plaintes d'une femme et ponctués par les
pleurs de jeunes enfants.
— Bout de viarge!
Qu'est-ce qu'il se passe là? demanda Laurette à voix haute.
Intriguée, elle
descendit précipitamment les marches de son escabeau et scruta de plus belle le
long balcon qui courait sur la façade de la maison d'en face, à l'étage.
Tout ce tumulte
venait nécessairement de l'un des trois appartements dont la porte d'entrée donnait
sur ce balcon.
l39 Elle n'eut
pas à s'interroger bien longtemps. Soudain, l'une des portes de palier s'ouvrit
violemment pour livrer passage à une Simone Rocheleau échevelée poursuivie par
son mari, furieux. Derrière le couple, les enfants, apeurés, criaient et
pleuraient. Le jeune vendeur de meubles était si hors de lui qu'il ne se
préoccupait nullement de savoir si des spectateurs assistaient à la scène.
— Ma maudite
vache! hurla-t-il à sa femme. Je vais te montrer qui est-ce qui mène dans la
maison, moi!
— Arrête, Marcel!
Arrête! Tu me fais mal! cria sa femme qu'il venait d'attraper par les cheveux
au moment même où elle allait se précipiter vers l'escalier pour échapper à ses
coups.
Simone Rocheleau,
une petite femme chétive, n'était pas de taille à faire face à son mari
déchaîné. La mère de trois jeunes enfants encaissa un violent coup de poing qui
la fit tomber sur les genoux. Déjà, quelques voisines, alertées par les cris,
avaient ouvert leur porte et regardaient la scène sans songer à intervenir.
Quand Laurette
vit le vendeur de meubles allonger un coup de pied à sa femme
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