A l'écoute du temps

assiettes qui venaient d'être essuyées.
     
    — Ben. Pour
écouter de la musique, le soir, cette affaire! répondit la jeune fille.
     
    — Si tu veux
entendre de la musique, t'as juste à allumer le radio, fit sa mère.
     
    — La plupart du
temps, vous écoutez vos programmes le soir. Je peux pas m'en servir.
     
    — Pourquoi
t'achètes pas un radio que t'installerais dans ta chambre?
     
    — J'aime mieux
avoir un pick-up, fit Denise sur un ton décidé. Avec ça, je serai pas obligée
d'écouter les programmes plates et les annonces que je veux pas entendre.
     
    — C'est vrai ce
que tu dis là, intervint Jean-Louis en train de feuilleter le journal de la
veille, assis à la table de cuisine, mais oublie pas que tu vas être obligée
d'acheter des records... et ils sont pas donnés.
     
    — J'en achèterai
pas des tas, expliqua la jeune fille.
     
    Peut-être un ou
deux de Connie Francis et de Perry Como quand j'aurai de l'argent.
     
    179
     
    — Quelle sorte de
pick-up tu veux acheter? lui demanda son frère.
     
    — Un petit
portatif. J'en ai vu un nouveau annoncé.
     
    C'est un RCA
Victor beige et brun. Il est pas mal beau et, en plus, il paraît que le son est
pas pire.
     
    — Celui à trente
piastres?
     
    — Oui. Tu l'as
vu, toi aussi?
     
    — On en vend chez
Dupuis, lui annonça son frère, aussi fier que s'il était l'un des actionnaires
du grand magasin. Quand t'auras ton argent, je pourrai te l'acheter si tu veux.
     
    Leur père, assis
à l'autre extrémité de la pièce, ne disait pas un mot et se contentait de les
écouter en jetant un coup d'oeil distrait à La Patrie qu'il avait pratiquement
lue au complet durant la journée.
     
     
     
    — T'es ben fin.
Combien il va me coûter?
     
    — Ben. Tu viens
de le dire: trente piastres, répondit Jean-Louis, apparemment surpris par la
question de sa soeur aînée.
     
    — T'as pas droit
à une réduction parce que tu travailles là? lui demanda Denise, surprise.
     
    — Oui. Dix pour
cent, reconnut son frère, un peu malgré lui.
     
    — Comme ça, il me
coûtera pas trente piastres.
     
    — Aïe! protesta
Jean-Louis. Oublie pas qu'il faut que je l'achète et que je le traîne dans les
p'tits chars jusqu'ici dedans. Trois piastres pour faire tout ça, c'est pas
cher. De toute façon, partout ailleurs, tu vas payer trente piastres, peut-être
même plus cher.
     
    Gérard Morin leva
la tête de son journal et il allait dire quelque chose quand la voix de Richard
se fit entendre.
     
    — Mais t'es ben
cochon, Jean-Louis Morin! s'exclama-t-il. Tu lui prendrais trois piastres juste
pour apporter son nouveau pick-up dans la maison? 180 UNE INITIATIVE
     
    — Toi, morveux,
mêle-toi pas de ça, lui ordonna sa mère, toujours prête à venir au secours de
son préféré.
     
    Occupe-toi de
finir ton devoir.
     
    — Mais m'man, il
est écoeurant! s'entêta Richard en jetant un regard dégoûté à son frère aîné.
     
    — C'est vrai,
surenchérit Gilles qui n'avait encore rien dit, concentré qu'il était sur un
problème de mathématiques.
     
    — Tes frères ont
raison, trancha le père de famille.
     
    Quand Denise aura
l'argent pour son pick-up, tu l'achèteras sans rien lui charger. Elle, quand
elle t'achète ton Old Spice, elle te demande rien.
     
    Laurette jeta un
regard de reproche à sa fille avant de s'allumer une cigarette. Il était
évident qu'elle la tenait pour responsable de cette scène désagréable. Denise
ne dit rien et alla se réfugier dans sa chambre avec l'un de ses romans d'amour
habituels, le plus souvent prêtés par sa camarade de travail.
     
    Dans la cuisine,
le silence revint. Pendant que Laurette reprisait des chaussettes, assise près du
poêle à huile, Gilles, Richard et Carole finissaient leurs devoirs et leurs
leçons. Jean-Louis, toujours assis à un bout de la table, continuait à lire son
journal. Le père de famille se leva et alla chercher sa boîte de tabac Player's
dans l'armoire.
     
    Il s'installa au
bout inoccupé de la table de cuisine pour fabriquer sa provision de cigarettes
de la semaine.
     
    — En tout cas,
vous autres, c'est la dernière fois que vous allez attendre le dimanche soir
pour faire vos devoirs. Vous m'entendez? dit la mère de famille d'assez
mauvaise humeur en s'adressant à ses trois plus jeunes. Si ça a de l'allure
d'attendre comme ça à la dernière minute! La semaine prochaine, vous allez vous
débarrasser de vos devoirs le vendredi, en revenant de l'école,