A l'écoute du temps
travaillait à la
banque depuis trois ans.
Il ambitionnait
d'occuper à trente ans le poste de gérant de succursale. En attendant, il
espérait quitter son emploi de caissier pour devenir moniteur l'année suivante.
— Mon frère
Jean-Louis est ambitieux lui aussi, avait rétorqué la jeune fille. Il étudie
pour devenir assistant comptable chez Dupuis, avait-elle ajouté, heureuse de
faire voir à son nouvel ami qu'il y avait quelqu'un d'instruit chez les Morin.
Denise n'avait
pas parlé de ses projets d'avenir. Depuis le début de leurs rencontres
matinales, elle se sentait un peu diminuée avec sa huitième année qu'elle
n'avait d'ailleurs pas réussie.
Bref, cela
tournait à l'idylle entre les deux jeunes gens. Il était évident qu'ils se
plaisaient, mais il restait un problème, et il était de taille. Denise ne se
décidait pas à accepter l'invitation du jeune homme à aller avec lui au cinéma.
Ses parents n'accepteraient jamais qu'elle sorte avec un garçon qui ne leur
aurait pas été présenté. Si elle acceptait, Serge devrait obligatoirement venir
la chercher à la maison.
Tout le problème
était là. Depuis cette invitation, la jeune fille était tiraillée entre sa
crainte de le perdre par son hésitation et la honte de lui montrer où elle 256
DÉCEMBRE demeurait. Pour la première fois de sa vie, elle réalisait à quel
point l'appartement de la rue Emmett était miteux et pourrait rebuter quelqu'un
vivant dans une maison neuve. Lorsqu'il se présenterait à sa porte, elle ne
pourrait même pas le faire passer au salon pour l'attendre pendant qu'elle
finirait de se préparer. Il devrait patienter debout dans l'entrée ou assis à la
table de cuisine. Le problème lui donnait des sueurs froides et lui semblait
insoluble.
Angoissée, elle
était certaine que son ami allait la laisser tomber d'une façon ou d'une autre.
Cette nuit-là,
elle avait encore mal dormi à force de retourner dans sa tête tous les
scénarios possibles.
Toutefois, à son
réveil, sa décision était prise. Elle n'était pas pour traîner ça durant des
semaines. Tant pis pour ce qui allait arriver. Si Serge Dubuc trouvait que les
Morin appartenaient à une classe trop inférieure, il la laisserait tomber et
tout serait dit.
Ce matin-là,
Serge l'attendait comme d'habitude devant la vitrine du restaurant et
l'accueillit avec un large sourire avant de lui ouvrir galamment la porte. Dès
qu'ils eurent pris place sur la banquette de moleskine rouge du restaurant,
Denise ne perdit pas de temps.
— Si ça te tente
toujours d'aller aux vues, on pourrait aller voir le nouveau film de Fernandel,
au Bijou, dimanche soir, dit-elle comme s'ils avaient l'habitude de sortir
ensemble.
— C'est certain
que ça me tente, affirma le jeune caissier, rayonnant de joie. A quelle heure
veux-tu que j'aille te prendre à la maison?
— Je pense que
t'es mieux de venir vers sept heures moins quart. Il va falloir que je te
présente à mes parents.
Tu connais mon
adresse?
— Non. Tout ce
que je sais est que tu restes sur la rue Emmett.
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— Le 2318. Je te
préviens. Chez nous, c'est pas une maison neuve comme chez vous, prit-elle la
précaution de préciser.
Au même moment,
Laurette, enfin débarrassée de ses enfants, sortait son sac de farine pour
préparer sa pâte à tarte. Elle avait mis à mijoter sur le feu le mélange de
porc, de boeuf et d'oignons qu'elle allait mettre dans ses pâtés à la viande.
Plus tard, elle s'occuperait de la cuisson des raisins et des dattes utilisés
dans les deux sortes de tartes qu'elle servait habituellement aux siens durant
les fêtes. La radio jouait en sourdine Petit papa Noël chanté par Tino Rossi.
Elle humait avec satisfaction la bonne odeur de viande en train de cuire qui
embaumait la cuisine quand un coup de sonnette la fit sursauter.
— Bon. Qui est-ce
qui vient encore me déranger? s'exclama la mère de famille en s'essuyant les
mains sur son tablier tout en se dirigeant vers la porte d'entrée.
Elle souleva un
coin du rideau qui masquait la fenêtre de la porte pour découvrir avec surprise
Cécile Paquin, tenant un paquet.
— Qu'est-ce
qu'elle me veut, elle? se demanda Laurette à voix basse avant d'ouvrir la porte
à la voisine.
— Bonjour, madame
Morin. Je voudrais pas vous déranger, dit la veuve avec un grand sourire. Je
passais juste vous remercier, vous et votre mari, d'avoir
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