A l'ombre de ma vie
lancer ce
cri, de ne pas me laisser faire, ni croupir dans ma cellule pendant qu’un chef
de la police dit n’importe quoi à mon sujet, que je suis une ravisseuse, une
criminelle, et quoi encore ?
C’est comme si j’avais récupéré une partie de moi. Comme si
j’avais enfin retrouvé le droit à la parole. On m’a tellement humiliée !
Les gardes m’emmènent chez Armas, le directeur de la prison,
et j’ai de nouveau très peur de lui. Il a vu l’émission, lui aussi. Je sens
qu’il m’attend de pied ferme et je sais que tout peut arriver. Mais il se
comporte bien. Et même, il rit quand j’arrive dans son bureau :
— Alors là, bravo ! Toi, t’as des couilles…
Je suis sur mes gardes tout de même parce qu’il est de
nouveau très impressionnant et ce qu’il dit n’est pas forcément rassurant.
— Tu vois, le gars que tu viens de ridiculiser en direct
à la télévision, c’est mon supérieur.
Il est calme, étonnant de sérénité, et en même temps
inquiétant.
— Toi et moi, on va avoir de graves ennuis…
Et à ce moment-là, on ne sait pas encore que son supérieur,
Genaro Garcia Luna, deviendra ministre de la Sécurité publique quelques mois
plus tard. Le ministre de l’Intérieur mexicain, en quelque sorte.
Armas veut savoir pourquoi Denise Maerker a dit qu’elle
m’avait parlé au téléphone. Il a fait venir le registre des appels, avec les
noms des prisonniers et la liste des numéros qu’ils demandent.
— Je ne vois pas le numéro de Televisa. Tu n’appelles
que tes parents.
Mais parfois, les gardes font moins attention, c’est comme
cela que j’ai appelé la journaliste – au culot. Il y a encore un silence qui me
fait paniquer, mais Armas sourit de nouveau :
— Vraiment, toi, alors…
Il est agacé, je le sens bien, mais il n’explose pas. Je
crois qu’il comprend ma position. Je le trouve très humain, finalement. Il me
laisse rentrer dans ma cellule.
Sur le chemin du retour, je comprends tout de suite l’effet
qu’ont produit cette émission et mon intervention intempestive. Apparemment, je
suis la seule à ne pas avoir été devant la télévision à ce moment-là. Les
autres détenus sont dans un tel état d’excitation que je ne sais plus que
penser. Tout cela me touche beaucoup et me fait peur en même temps. J’entends
leurs cris, leurs mots, et je ne réponds rien parce que cela me dépasse. Un
type derrière les barreaux de sa cellule me lance une carte de téléphone, un
autre me crie :
— T’es une chouette nana !
Et d’autres mots encore, des sifflets, des rires, et j’ai
envie d’y voir un peu d’admiration, cela me fait du bien.
En tout cas, ma vie à l ’arraigo change brutalement, à
partir de ce jour. La promenade n’est plus un moment si douloureux. On me
parle, on me fait des cadeaux, parfois juste un clin d’œil. Des gars que je ne
connais pas achètent pour moi une tablette de chocolat au distributeur et me la
tendent, avec quelques mots ou seulement un sourire. À leurs yeux, je ne suis
plus la même. Ils me considèrent autrement, même si je ne sais pas précisément
ce que cela veut dire. Est-ce que je les ai convaincus de mon innocence ?
Peut-être, pour certains. Mais peut-être que d’autres estiment tout bonnement
que j’ai eu du courage, et cela compte, en prison, pour être respecté. Ici,
comme ailleurs, il y a de puissants trafiquants de drogue qui n’ont pas les
mêmes conditions de détention que tout le monde. On dit qu’ils paient, que cela
fait partie de la vie en prison, de la corruption au quotidien du Mexique.
Justement, il y en a un, à mon étage, qui ne s’était jamais retourné sur moi.
Un gros « narco », comme on dit ici, qui a ses hommes de main autour
de lui, des gardiens bienveillants et une cellule pas tout à fait comme la mienne.
Par exemple, il dispose d’une machine à café, au mépris du règlement de
l’établissement qui l’interdit formellement, mais pour lui on ferme les yeux.
Un jour, il m’a même fait porter un café.
Mais il y a aussi d’autres conséquences auxquelles je n’ai
pas songé un instant. Les jours suivants, Armas vient plusieurs fois : il
s’assied et me parle de ma situation, jamais de la sienne. Jamais je ne saurai
s’il a eu des ennuis à cause de moi. En revanche, les miens reprennent de plus
belle. La presse parle beaucoup de l’émission de Denise Maerker, et c’est aussi
à ce moment précis que deux des trois
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