À l'ombre des conspirateurs

jouets que les millionnaires possédant une villa à Baiæ amarrent en permanence à leur ponton privé. Il me fit brutalement penser au navire de plaisance qui avait servi à la fuite du conspirateur Crispus.
    Fascinés par cette élégante vision, nous avions ralenti le pas d’un commun accord. Fendant l’eau en silence, le bateau offrait une image quelque peu mélancolique. Un avocat plein aux as, tirant gloriole de ses ancêtres sénateurs, devait amener chez lui, après une fête sur la plage, une douzaine de filles possédant beaucoup de classe et peu de moralité. Son luxueux navire se dirigeait vers la côte en laissant un sillage argenté derrière lui.
    — Je me demande si c’est l’ Isis Africana  ! s’exclama mon neveu qui, pour une fois, avait beaucoup de mal à dissimuler son agitation.
    — L’ Isis Africana  ? demandai-je sans avoir l’air d’y toucher.
    Larius n’attendait que cette question pour m’en mettre plein la vue.
    — Le bateau de ce type que tu recherches : Aufidius Crispus…

27
    Nous pressâmes de nouveau le pas, sans cesser de regarder le navire. Il disparut à nos yeux quelque part dans la baie.
    — Très astucieux ! le rabrouai-je. Tu as sans doute appris ça de ce vieux débris sur le port. (Il prétendit que non, et je m’efforçai de maîtriser ma colère.) Larius, il aurait au moins fallu lui donner un denier, pour le dissuader d’avertir le propriétaire du bateau que quelqu’un le recherche. (Le silence s’éternisant, je m’efforçai de rétablir la paix entre nous :) Excuse-moi. Dis-moi que je suis un sale fumier ingrat au caractère de cochon, si ça peut te soulager.
    — Tu es un sale fumier ingrat au caractère de cochon… Question d’âge, conclut Larius d’un ton lugubre en s’adressant à l’océan. Ça lui passera.
    J’éclatai de rire et lui fourrai la main dans les cheveux.
    — Le métier de détective privé, lui confiai-je une vingtaine d’enjambées plus tard, est bien moins glorieux que tu ne sembles le croire. Plus que de bagarres et de belles femmes, il s’agit souvent de bouffe exécrable et de pieds en compote !
    Le bon air et l’exercice faisaient sans doute du bien au garçon, mais moi je me sentais d’humeur morose.
    — Qu’est-ce qu’on va faire quand on l’aura trouvé, tonton Marcus ? demanda-t-il à ma grande surprise devant ce soudain retour d’affection.
    — L’ I sis Africana  ? Je dois réfléchir avant de décider d’une tactique. Ce Crispus m’a l’air un drôle de loustic.
    — Que sais-tu de lui ?
    — L’illustre Lucius Aufidius Crispus est sénateur du Latium, récitai-je. Il possède des propriétés à Fregellæ, Fundi, Norba, Formiæ , Tarracina, c’est-à-dire les régions les plus fertiles. Une vaste demeure près de la cité thermale de Sinuessa, aussi, où il doit s’asseoir au soleil pour faire ses comptes. Seulement, au cours de sa carrière publique, il a été nommé dans les pires provinces. À commencer par Noricum. Par tous les dieux ! Toi qui vas à l’école, ça se trouve où, Noricum ?
    — On escalade les Alpes et on tourne à droite, non ?
    — Quelque chose comme ça. Quoi qu’il en soit, au moment où Néron a été poussé au suicide, personne n’avait jamais entendu parler de Noricum ni d’Aufidius Crispus. Malgré tout, il a discerné de la pourpre dans son horoscope. Un sérieux problème, s’il en persuadait aussi Fregellæ, Fundi, Norba, Formiæ et Tarracina.
    — Un provincial aux dents longues ?
    — Très longues. Et dangereux, Larius. Ta mère ne me pardonnerait jamais de te mêler à ça.
    La contrariété l’empêcha d’abord de parler, mais la curiosité ne tarda pas à l’emporter :
    — Tonton Marcus, je t’ai toujours entendu dire que la politique était un jeu d’imbéciles.
    — Exact ! Mais j’en avais par-dessus la tête des femmes irascibles qui veulent divorcer, et des maris encore plus. D’autant que tous essayaient de me payer avec un lance-pierres. Voilà pourquoi j’ai saisi l’offre de travailler pour le palais. Au moins, si l’empereur tient ses engagements, je me ferai un peu d’argent.
    — Alors c’est pour l’argent ? demanda Larius d’un air intrigué.
    — L’argent procure la liberté, mon garçon.
    S’il n’avait pas été si vulnérable aux coups, et trop timide avec les femmes, Larius aurait pu envisager de devenir détective privé. Capable d’épuiser les questions sur un sujet, il