À l'ombre des conspirateurs
donnait envie à son interlocuteur de lui malaxer les oreilles. Ce qui m’agaçait aussi, je l’avoue, c’est que ses pieds démesurés de jeune chiot se comportaient mieux que les miens sur la route d’Oplontis. Un de mes orteils me faisait mal à crier.
— Tu veux en faire quoi, de cet argent ? insista-t-il.
— Acheter de la bonne viande, des tuniques faites sur mesure, tous les livres que je veux lire, un nouveau lit avec les quatre pattes de la même longueur, assez de Falernien pour le siroter avec Petro jusqu’à la fin de nos jours…
— Et une femme ? glissa-t-il, interrompant du même coup ma liste non exhaustive.
— Oh ! ça, j’en doute ! On parlait de liberté, pas vrai ?
Un silence empli de reproches suivit ma déclaration.
Finalement, Larius se risqua à murmurer :
— Tonton Marcus, c’est-y que tu crois pas à l’amour ?
— Disons que je n’y crois plus.
— J’ai pourtant entendu dire, il y a pas si longtemps, que tu en pinçais pour quelqu’un.
— La dame en question m’a largué. Précisément parce que je n’avais pas d’argent.
— Oh !… Elle était comment ?
Il n’avait pas du tout un air moqueur, et semblait sincèrement intéressé.
— Merveilleuse. Ne m’oblige pas à me souvenir d’elle, je t’en prie. (Je me sentis soudain bien plus vieux que mes 30 ans.) Ce que j’aimerais le plus au monde, pour le moment, c’est un grand récipient de cuivre plein d’eau chaude pour y tremper mes pauvres pieds !
Nous continuâmes de nous traîner en avant.
— Est-ce que cette dame… persista mon neveu.
— Écoute, Larius. J’aimerais pouvoir clamer que je souhaite marcher pieds nus sur des charbons ardents pour elle. Mais franchement, quand j’ai une nouvelle ampoule au talon, je cesse d’être romantique !
— Elle a beaucoup compté ? poursuivit-il, imperturbable.
— Pas vraiment, répondis-je, par principe.
— Alors ce n’est pas « celle qui, par son existence même, donne à votre vie une douce raison…» Catulle, ajouta-t-il, comme si je ne le savais pas.
Tonnerre de Zeus ! que croyait donc ce bec-jaune ? J’avais eu 14 ans, moi aussi ! J’avais rêvé de conquêtes sexuelles et m’étais bourré le crâne de poèmes déprimants.
— Non, mais il ne tenait qu’à elle de le devenir. C’est pas du Catulle, ça, mais du Falco pur jus !
Larius me répondit d’une voix douce qu’il était désolé pour mon ampoule au pied.
28
Près de l’auberge d’Oplontis, deux silhouettes sombres avaient l’air de rôder sur la plage obscure.
Sans prendre le temps de l’expliquer à Larius, je l’entraînai à l’arrière de la maison en rasant les murs. Nous y pénétrâmes en passant par l’écurie où Petro câlinait le bœuf. Le pauvre Néron dormait presque debout sur ses sabots. Après avoir traîné tout ce plomb, il se sentait trop fatigué pour seulement plier le cou et manger. Petronius Longus, le plus coriace soldat de la garde aventine, fourrait des poignées de foin dans sa large gueule en lui murmurant des encouragements affectueux.
— Encore une bouchée, mon tout-beau… insistait-il, du ton de quelqu’un exhortant un marmot à avaler son bouillon.
Larius éclata de rire.
— Je tiens à le ramener à la maison en parfaite condition, expliqua Petro, nullement troublé.
Je racontai à mon neveu l’histoire du bœuf. Petronius et son frère – qui bouillonnait toujours d’idées saugrenues – s’étaient associés avec trois autres membres de la famille pour acheter l’animal. Cela créait toujours des tensions, quand Petro se présentait à la ferme des cousins pour emprunter son investissement.
— Le partage de Néron se fait comment ? demanda Larius.
— Oh ! les quatre autres me disent qu’ils sont propriétaires d’une patte chacun, et que ses balloches sont pour moi, répliqua Petro, jouant les citadins innocents.
Il tenta vainement de faire ingurgiter à Néron une dernière poignée de foin, avant d’abandonner sa corvée.
Pourtant vif, Larius mettait un certain temps à réagir. Pour étayer ses soupçons, il s’accroupit entre les pattes arrière de l’animal, puis bondit en s’exclamant :
— Mais c’est un bœuf ! Il a été castré ! Il en a pas !
Comprenant enfin, il se referma comme une huître.
— Dis-moi, demandai-je à Petro, cet animal a au moins 4 ans ! Quel dingue l’a appelé Néron, alors que l’empereur était encore en
Weitere Kostenlose Bücher