Abdallah le cruel
ils découvrirent qu’il se rendait
secrètement chez des lettrés Musulmans et chrétiens et qu’il consommait en leur
compagnie des plats impurs. Les plus excités en vinrent aux mains dans la
synagogue, perturbant la célébration des offices. De retour d’Ishbiliyah, le
rabbin Obadiah Ben Jacob observait une attitude prudente. Il s’était enfermé
dans sa demeure et refusait tout contact avec les fidèles. La colère gronda
quand on apprit qu’il avait reçu et accepté la visite d’un marchand ismaélite,
Mohammad al-Razi, un Persan, qu’on savait proche du palais. N’avait-il pas
accompli, à la place et au nom de l’émir, le pèlerinage à La Mecque ? Il
était revenu d’Orient avec de nombreux présents pour le souverain et chacun
avait pu le voir se rendre, à la tête d’un imposant défilé, jusqu’à l’Alcazar où
le prince héritier, Mundhir, l’avait chaleureusement accueilli. Les Juifs de
Kurtuba ne décoléraient pas. Leur rabbin les privait de sa science, mais
consentait à perdre du temps avec un Infidèle. C’était là un véritable scandale
et ils sommèrent le vieil homme de se présenter devant eux pour expliquer sa
conduite.
Grande fut leur surprise quand ils
virent le rabbin entrer, le premier jour de la fête de Pâque, dans la
synagogue, accompagné de son fils. Ce dernier, qu’on croyait à Bagdad, se
trouvait en fait depuis deux semaines à Kurtuba et vivait reclus dans la maison
paternelle.
Quand les fidèles l’invitèrent à
prononcer quelques mots et à commenter le passage de la Loi que le chantre
avait lu, Obadiah Ben Jacob ne se fit pas prier. Toisant l’assistance d’un air
apitoyé, il tonna :
— Malheur à celui qui invoque
le nom de l’Éternel en vain ! Ce passage des Dix Commandements ne vise pas
uniquement les impies qui osent jurer par le Saint béni soit-Il ! comme de
vulgaires païens. Nos maîtres nous ont enseigné que nul être humain n’avait le
droit de se considérer comme l’émissaire du Rocher d’Israël. Depuis la
destruction du Temple en punition de nos péchés, la prophétie a été abolie et
aucun Juif n’a le droit de marcher sur les traces d’Isaïe, de Jérémie, d’Amos
et de tant d’autres auxquels notre Dieu jadis parla. C’est pour cette raison
que j’ai refusé de recevoir Eldad le Danite.
Fixant les partisans de ce dernier
d’un air sévère, le rabbin poursuivit :
— Sachez que cet homme ne
s’appelle pas Eldad Ben Mahli el-Dani. Sans doute saura-t-il à qui je m’adresse
si je l’appelle par son véritable nom, Isaac Bar Simhah. Ce n’est pas un
Danite. Il est né à Pumbedita, en Babylonie, d’un père boucher rituel et d’une
esclave noire convertie à notre foi. Voilà pourquoi sa peau est aussi cuivrée
et pourquoi il vous débite toutes ces sornettes sur le pays de Koush !
Pour avoir transgressé les lois relatives au saint repos du shabbat, il a été
chassé de sa communauté et est parti s’installer au Hedjaz. C’est là qu’il a
rencontré des Éthiopiens qui affirment descendre du roi Salomon et de la reine
de Saba et qui ont conservé certaines de nos coutumes tout en adoptant celles
de leurs voisins. Ils ignorent le Talmud, mélangent le lait et la viande, ont
des prêtres auxquels ils se confessent avant de mourir tout comme les
Nazaréens ; ils ne parlent pas l’hébreu et ne célèbrent pas les mêmes
fêtes que nous. Leurs textes sacrés sont rédigés dans une langue profane et nos
frères d’Orient refusent de les compter au nombre des enfants d’Israël. Le
prétendu Eldad a vécu des années avec eux. Comme ses affaires commerciales
périclitaient, il a pensé qu’il ferait fortune en se présentant comme un envoyé
de la tribu de Dan. Revenu en Babylonie, il a été immédiatement démasqué et a
préféré prendre la fuite. Il s’est rendu en Égypte et en Ifriqiya où il a abusé
de la crédulité de nos coreligionnaires et a trompé les plus érudits d’entre
eux. Mon fils Jacob a rapporté de Sura une lettre de Semah Ben Hayyim.
Celui-ci, s’il n’exclut pas que les tribus perdues aient pu trouver refuge dans
un lieu inconnu, confirme qu’Eldad le Danite et Isaac Bar Simhah sont une seule
et même personne et que nous ne devons accorder aucun crédit à ses propos. Par
chance, Jacob a rencontré à Bagdad Mohammad al-Razi, le marchand persan qui a
les faveurs de l’émir, et cet homme de bien l’a pris sous sa protection. Il l’a
autorisé à voyager
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