Abdallah le cruel
l’étrange sollicitude manifestée par son favori. Il en
vint même à craindre que celui-ci, prêt à toutes les bassesses, ne finisse par
se réconcilier avec son fils aîné et ne précipite son accession au pouvoir.
Mohammad se garda bien en
conséquence d’avertir Hashim qu’il souffrait depuis des semaines d’accès de
fièvre et d’intolérables migraines. Ses serviteurs ignoraient tout de son état
ou feignaient de ne pas remarquer son visage émacié que la douleur déformait
parfois. Un après-midi, alors qu’il se promenait dans les allées ombragées
d’al-Rusafa, il tomba, frappé de paralysie. Appelé à la hâte, Ibrahim al-Utbi
se déclara impuissant. À ce stade de la maladie, aucun remède ne pouvait
soulager et encore moins guérir son patient. Celui-ci n’avait plus que quelques
jours à vivre et il convenait de le préparer avec ménagement à cette issue
fatale.
Dès qu’il fut informé du verdict
sans appel rendu par le médecin, Hashim Ibn Abd al-Aziz perdit toute prudence.
Il plaça Ibrahim al-Utbi en état d’arrestation et lui interdit de communiquer
avec les siens. Le hadjib [58] pensait ainsi empêcher la rumeur fatale de se répandre en ville. Il obtint le
résultat contraire à ses espérances. Inquiet de ne plus avoir de nouvelles de
son père, Tarik al-Utbi comprit qu’un événement très grave s’était produit et
s’empressa de faire part de ses soupçons au prince héritier.
Mundhir avait établi son camp près
de Sarakusta et regagna au triple galop al-Rusafa. Il arriva trop tard.
Mohammad était mort depuis deux jours, le 28 safar 273 [59] et Hashim errait
dans les couloirs du palais, ne sachant pas comment annoncer la nouvelle au
peuple. Maîtrisant sa colère, le nouvel émir lui confia le soin d’organiser les
funérailles du défunt. De la sorte, l’ancien favori serait occupé, très occupé,
et ne remarquerait pas les changements intervenus dans la garde. Les Muets
avaient été remplacés par des hommes de troupe entièrement dévoués à Mundhir.
Mohammad fut inhumé dans un cimetière édifié par ses soins non loin de la
grande mosquée et réservé aux membres de la famille régnante, en présence d’une
foule considérable. Perfidement, le prince héritier demanda à son ennemi de
prononcer quelques mots. Hashim se piquait de poésie et, au grand amusement des
lettrés de Kurtuba, improvisa un discours décousu qu’il eut le malheur de
terminer par ces mots : « J’ai bien à déplorer pour moi-même ton
trépas, ô Mohammad, loyal ami de Dieu et bienfaiteur des hommes
méritants ! Pourquoi d’autres encore en vie ne sont-ils pas morts et
n’ont-ils pas, à ta place et pour mon avantage, vidé la coupe
empoisonnée ? »
Des cris furieux s’élevèrent de
l’assistance :
— Le misérable avoue. Il
reconnaît lui-même avoir empoisonné notre souverain bien-aimé, la lumière et
l’épée de l’islam. Qu’on le mette à mort sur-le-champ !
La garde dut intervenir pour ramener
le calme et permettre à la cérémonie de poursuivre son cours. Quand ils furent
de retour à l’Alcazar et à l’issue de la prestation du serment d’allégeance par
les dignitaires, Mundhir apostropha violemment Hashim Ibn Abd al-Aziz :
— Tu as entendu mes loyaux
sujets porter contre toi de terribles accusations. Qu’as-tu à répondre ?
Sache que je suis enclin à les croire, car tu m’as dissimulé la maladie de mon
père et tu as tout fait pour que je n’assiste pas à ses derniers moments.
— Noble seigneur, murmura d’une
voix plaintive l’ancien favori, le premier fautif est l’émir Mohammad. Il a
enduré avec constance d’horribles souffrances sans rien dire à ses serviteurs
jusqu’à ce qu’il tombe paralysé. Nous avons tous espéré qu’il se rétablirait et
je n’ai pas voulu t’inquiéter alors que tu étais sur le point d’infliger une
cuisante défaite à ces maudits Chrétiens. Hélas, Dieu en a décidé autrement.
Ibrahim al-Utbi pourra te certifier qu’il est décédé de mort naturelle. Je ne
l’ai pas tué. Quand je me suis servi de l’expression « vider la coupe
empoisonnée », je n’ai fait qu’utiliser une image poétique. Ton père, tu
le sais, se servait souvent de cette expression quand il apprenait la
disparition de l’un de ses amis. Elle m’est revenue en mémoire en évoquant son
souvenir. Dois-je te rappeler une conversation que nous avons eue tous les
trois il y a plusieurs années de
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