Abdallah le cruel
Car le rabbin en était persuadé, cet Eldad était
un affabulateur et un menteur dont il convenait de se méfier. Par prudence, il
avait décidé de consulter la plus haute autorité rabbinique du temps, celle de
Semah Ben Hayyim, gaon [55] de l’Académie talmudique de Sura en Babylonie. Il avait dépêché en Orient son
fils aîné, Jacob, parti depuis de longs mois et qui aurait déjà dû être de
retour.
Ce retard était fâcheux et le rabbin
le mesura en recevant la visite du chef de la communauté juive, Ibrahim Ibn
Youssouf, un prospère commerçant connu pour sa piété et sa naïveté. Après les
salutations d’usage, son interlocuteur le tança vertement :
— D’habitude, je n’ai qu’à me
féliciter de ta conduite. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Tu m’as placé dans
l’embarras.
— J’avoue ne pas comprendre.
— Tu sais très bien ce à quoi
je fais allusion. Comment oses-tu me cacher que tu étais au courant de la venue
d’un envoyé de la tribu de Dan ? C’est une nouvelle considérable qui
réjouit déjà le cœur de nos fidèles et c’était ton devoir de nous prévenir afin
que nous puissions accueillir ce visiteur avec tous les honneurs. À moins que
tu n’aies cherché à ménager tes effets pour en retirer tout le bénéfice…
— Loin de moi cette idée !
Je ne suis pas un intrigant et mon seul désir est de voir les enfants d’Israël
former une haie autour de notre sainte Torah. Il est vrai que j’ai reçu, il y a
plusieurs mois, une lettre de cet Eldad le Danite. Je n’ai pas voulu t’en
parler. J’espérais que cet aventurier ne mettrait pas sa promesse à exécution.
Néanmoins, j’ai pris mes précautions et j’ai envoyé mon fils à Sura pour recueillir
l’avis du gaon Semah Ben Hayyim. Je ne doute pas un seul instant que celui-ci
nous mettra en garde contre ce faux prophète dont les écrits sont truffés
d’inexactitudes et de mensonges. Jacob est actuellement sur le chemin du retour
et j’attends avec impatience son arrivée. Je te conseille d’en faire autant. Il
serait fort imprudent de notre part de recevoir cet imposteur et de tolérer la
moindre agitation au sein de notre communauté. L’émir pourrait en être informé
et en prendre ombrage. Souviens-toi de la manière dont il a traité les
Nazaréens qui ont commis l’imprudence de s’agiter.
— J’apprécie ta prudence, dit
Ibrahim Ibn Youssouf. Toutefois le mal est déjà fait. L’arrivée de notre
visiteur n’est pas passée inaperçue. La nouvelle s’est répandue à la vitesse de
l’éclair parmi nos frères et nombre d’entre eux sont allés le voir. Ils ont été
émerveillés par ses récits et j’avoue avoir été moi-même troublé par ce qu’ils
m’ont rapporté. Toujours est-il que cet Eldad leur a dit qu’il se rendrait ce
shabbat dans notre synagogue pour y prier. Voilà pourquoi je suis ici. Je viens
discuter avec toi de la manière dont il convient de traiter un homme qui a rang
d’ambassadeur.
— Nous ne pouvons empêcher un
Juif d’assister à la lecture de la Loi. Si tel est son désir, il est le
bienvenu. Mais je ne tolérerai en aucun cas qu’il profane le saint jour du
shabbat en prenant la parole et en semant la discorde dans nos rangs.
— Je crains fort que tu ne sois
pas en mesure d’imposer ta volonté. Nos frères exigeront qu’il s’exprime.
— Je regrette l’absence de mon
fils car je t’assure qu’il rapporte de Sura la preuve que cet homme est un
imposteur.
— Si tel était le cas, il
aurait pris la précaution de t’envoyer une lettre par l’intermédiaire d’un
voyageur. Il ne l’a pas fait et cela joue en ta défaveur.
— Quoi qu’il en soit, ne compte
pas sur moi pour me prêter à cette folie ! Ce misérable est un faux
prophète et je me refuse à le recevoir. Des affaires urgentes m’appellent à
Ishbiliyah et je compte me mettre en route dès aujourd’hui.
— Tu as trouvé un habile
prétexte pour fuir tes responsabilités. Je te souhaite donc un bon
voyage ! Nous nous passerons de toi et de tes connaissances. Réfléchis
bien cependant. Il se pourrait que tu regrettes de ne pas avoir été présent
quand la corne de bélier retentira pour annoncer aux affligés de Sion leur
délivrance.
Eldad ménagea soigneusement son
entrée dans la synagogue de Kurtuba où tous les fidèles avaient eu peine à
trouver place. Précédé de deux esclaves portant l’un son châle de prières,
l’autre un
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