Abdallah le cruel
de se
justifier :
— Tu fais allusion à la manière
dont je gère la fortune des membres de la famille régnante. Ils sont tous plus
dépensiers les uns que les autres et s’imaginent que les caisses du Trésor
public sont remplies à ras bord. Ils dépensent leur argent sans se soucier de
l’avenir. J’ai décidé, et je t’en demande pardon, de les protéger contre
eux-mêmes. Je suis le seul à connaître le montant exact de la pension que leur
accorde Abdallah et c’est par moi qu’ils l’apprennent. Je l’ai réduite,
officieusement, d’un tiers, et, avec ce tiers mis de côté, je leur achète des
domaines qui leur rapportent des revenus appréciables. Je leur constitue un
patrimoine foncier qu’ils seront bien heureux de pouvoir un jour posséder et
qui les mettra à l’abri du besoin. Tu sais comme moi que la révolte gronde dans
le pays. Déjà, les agents du fisc ne peuvent plus lever les taxes et les impôts
dans de nombreux districts et, si cela continue, nous devrons réduire les
dépenses de la cour, à commencer par les pensions princières. Alors, ils seront
heureux d’apprendre qu’ils se trouvent à la tête d’une belle fortune.
— Je m’étais aperçu de ton
stratagème, dit le hadjib, et je t’ai laissé faire car c’est une excellente
initiative. J’ai commencé à m’intéresser à toi et à t’observer. Tu es un
serviteur dévoué et avisé et tu vaux mieux que le poste que tu occupes
aujourd’hui. Nous en avons discuté avec l’émir et le prince héritier et avons
décidé de te mettre à l’épreuve.
— Tu veux dire que Mohammad m’a
tendu un piège ?
— Oui et il était plus que
satisfait du résultat. Je t’ai convoqué aujourd’hui pour t’annoncer une grande
nouvelle. Tu es nommé gouverneur d’Ishbiliyah.
Le fonctionnaire crut défaillir.
C’était la troisième ville d’al-Andalous et le poste de wali était réservé à
des hommes d’âge mur, appartenant aux meilleures familles de l’aristocratie
arabe. Lui était le fils d’un modeste greffier et avait à peine trente ans. Il
était certes un employé scrupuleux mais doutait fort d’avoir les capacités
requises pour diriger une masse considérable d’administrés et déjouer les
intrigues des notables locaux. D’une voix tremblant d’émotion, il dit au
hadjib :
— C’est un honneur dont je ne
suis pas digne. Je crains que tu n’aies rapidement à regretter cette décision.
— Je m’attendais à cette
réponse de ta part et elle me conforte dans mon choix. Je comprends tes
appréhensions. J’ai ressenti la même chose quand j’ai été désigné comme maire
du palais. Moi aussi, j’étais un modeste fonctionnaire et mes parents avaient
travaillé jusqu’à la limite de leurs forces pour me donner un minimum
d’instruction. Je reviens, tu ne l’ignores pas, d’Ishbiliyah et la situation,
tu le découvriras assez tôt, y est très préoccupante. L’actuel gouverneur est
un sot. Il passe ses journées en compagnie de notables qui le comblent de
présents et achètent ses faveurs. Il croit tout ce qu’ils lui racontent et ne
se rend pas compte que, sous peu, Arabes, Berbères et muwalladun s’affronteront
durement tant ils se détestent les uns les autres. Nous avons besoin là-bas
d’un homme nouveau, honnête, sérieux, capable de dissimuler ses sentiments et
ses actes. Tu es le seul à posséder toutes ces qualités et tu quitteras dès
demain Kurtuba pour prendre tes fonctions. Tu n’auras pour seuls interlocuteurs
ici que l’émir et moi-même. C’est de nous que tu recevras tes instructions.
Maintenant, rentre chez toi pour régler tes affaires. J’ai fait livrer dans ta
maison plusieurs tenues d’apparat et un convoi chargé de meubles et d’autres
choses indispensables te suivra. Il est bon que tu ne manques de rien pour
exercer dignement ta charge.
Mousa Ibn al-Aziz Ibn al-Thalaba
éprouva une grande surprise en découvrant Ishbiliyah. Il avait rarement quitté Kurtuba,
sauf pour se rendre dans les domaines qu’il achetait pour les princes. Une fois
seulement, il avait été envoyé en mission à Tulaitula et conservait un souvenir
mitigé de l’ancienne capitale wisigothique : ses palais n’avaient pas de
fenêtres donnant sur l’extérieur et ses habitants ne faisaient pas mystère de
la haute opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes. Ici, tout était différent. La
ville était moins étendue que Kurtuba et de nombreux quartiers,
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