Abdallah le cruel
privés
appartenant aux plus riches d’entre eux. Le chef de la communauté, Jacob Ibn
Ibrahim, était un prospère commerçant. Ses trois fils se rendaient souvent en
Orient. L’un d’entre eux avait entrepris un périple de plus de deux ans qui
l’avait conduit dans des contrées où, l’hiver, régnait un froid glacial. Il en
avait rapporté d’importantes cargaisons de fourrures précieuses revendues avec
de gros bénéfices. Quand son père lui avait suggéré de repartir, il avait
refusé. Pour rien au monde, il n’était prêt à endurer de nouveau les terribles
souffrances qui avaient été les siennes au milieu d’êtres sauvages, grossiers,
paillards et d’une saleté repoussante. Les hommes qu’il avait croisés vivaient
dans de misérables cabanes de rondins et passaient leur temps à boire et à se
quereller. De plus, aucun Juif ne résidait chez eux et le malheureux avait eu
toutes les peines du monde à observer les prescriptions mosaïques. Il s’était
nourri de baies sauvages, de poisson et de mauvais pain. Désormais, il était
assez riche pour vivre de ses rentes et se consacrer à l’étude de la Torah et
du Talmud, à laquelle il s’adonnait avec passion. Jacob Ibn Ibrahim n’avait pas
contrarié ses projets tant il était fier de constater que son fils entretenait
une vaste correspondance avec les rabbins les plus réputés d’Ifriqiya et de
Babylonie.
L’évêque et Jacob Ibn Ibrahim
n’étaient pas présents lors de l’arrivée en ville du nouveau gouverneur. Ils
lui avaient rendu visite deux jours plus tard, expliquant que leur absence
n’était pas une marque d’impolitesse à son égard. Tout simplement, ils avaient
craint des incidents avec les dignitaires arabes et muwalladun, imbus de leurs
préjugés, qui refusaient de paraître en public avec des dhimmis. En
plaisantant, le chef de la communauté juive avait ajouté :
— Sans doute ont-ils peur que
je profite de l’occasion pour réclamer l’argent qu’ils me doivent. Car ils
savent fort bien trouver le chemin de ma demeure quand ils ont besoin de mes
services.
— Pareille chose serait
impensable à Kurtuba ! réagit Mousa.
— C’est vrai ; l’émir est
respectueux de tous ses sujets. Ici, il en va autrement et je n’entends pas
mettre en danger la sécurité des miens pour si peu de chose. L’accueil que tu
nous as réservé prouve que tu es favorablement disposé à notre égard et c’est
la plus agréable des consolations. Sois rassuré, nous n’avons rien à exiger de
toi et nous te laisserons en paix. Il est d’ailleurs temps pour nous de prendre
congé car je devine, à ton air soucieux, que tu as bien des sujets de
préoccupation.
Le vieux Juif était perspicace. Lors
de la première audience qu’il avait accordée aux notables Musulmans, le wali
avait compris que son poste n’avait rien d’une sinécure. Arabes, Berbères et
muwalladun s’étaient violemment querellés pour savoir qui aurait l’honneur de
saluer le premier le nouvel arrivant. Son prédécesseur, qui n’avait pas l’air
mécontent de quitter Ishbiliyah, lui avait confié :
— N’interviens surtout pas.
Dans quelques instants, les Arabes et les Berbères quitteront la salle en
affirmant que leur dignité ne leur permet pas de rester en compagnie de
mécréants. Tu recevras alors les muwalladun qui composent la plus grande partie
de la population locale. Fais en sorte que cet entretien dure longtemps. Cela
piquera la curiosité de leurs ennemis et, dès demain matin, ils se
précipiteront pour te réclamer une audience. Bien entendu, tu accéderas à leur
demande et tu feras en sorte qu’elle dure un peu plus longtemps que celle des
muwalladun. De la sorte, les deux partis seront satisfaits. Les uns clameront
qu’ils ont été reçus les premiers, les autres qu’ils l’ont été plus longuement.
C’est au prix de telles ruses que tu pourras survivre ici.
Les choses se passèrent comme
l’ancien gouverneur les avait annoncées. Les Arabes et les Berbères tournèrent
bruyamment les talons en lançant de terribles invectives. Impassibles, les
muwalladun attendirent qu’ils aient disparu pour se présenter. Leur
porte-parole était un homme d’une quarantaine d’années, vêtu avec soin.
Prudent, il pesait chacun de ses mots :
— Mon nom est Omar Ibn Kellab
Ibn Angelino et voici mon cousin Youssouf Ibn Abd al-Savarino. Nous sommes
venus avec les principaux notables de notre communauté te
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