Abdallah le cruel
souverain, ému par son désespoir, finirait par changer
d’attitude à son égard.
Sur ce point, il se trompait
lourdement. Abdallah avait été bouleversé par l’exécution de son plus fidèle
ami et conseiller, Abd al-Malik Ibn Abdallah Ibn Umaiya. Il n’avait pas cru un
mot de toutes les accusations portées contre lui et n’accordait aucun crédit
aux preuves accablantes qu’on lui avait présentées. Il savait que Mutarrif
n’avait pas hésité à acheter les dépositions des témoins à charge tout comme il
avait jadis utilisé les services d’un faussaire. Il s’était juré de venger son
général et attendait le moment propice pour le faire. Il y allait de sa
sécurité et de celle de son petit-fils.
Tant que Mutarrif resterait en vie,
il chercherait par tous les moyens à éliminer Abd al-Rahman afin d’être désigné
comme prince héritier. Son inaction n’augurait rien de bon. La mer est toujours
calme avant que ne se déchaîne la tempête.
On s’approchait du mois sacré du
ramadan et l’émir observait celui-ci avec une rigueur particulière. Il était
d’une grande piété et s’en vantait dans les poèmes qu’il lui arrivait de
composer. Il citait souvent l’un d’entre eux :
Toujours il élève le flambeau de
la religion et marche dans la voie de la vraie direction, sans que les guerres
civiles puissent le détourner du soin de son âme et des œuvres destinées à lui
servir au jour de la nécessité et de la descente au tombeau.
Sur les conseils des foqahas, il fit
publier un édit avertissant les Musulmans que, cette année, pour remercier
Allah d’avoir permis à al-Andalous de retrouver la paix, ceux-ci devraient
redoubler de piété. Toute personne surprise à ne pas respecter le mois
d’abstinence serait considérée comme hérétique et mise à mort. Commentée
abondamment dans les tavernes, cette décision provoqua les craintes des
dhimmis. Juifs et Chrétiens savaient que cette période était particulièrement
dangereuse pour eux. Tenaillés par la faim et par la soif, leurs voisins Musulmans
se montraient irascibles et les incidents entre les membres des différentes
communautés se multipliaient. Les riches Chrétiens gagnèrent donc leurs
domaines ruraux. Quant aux Juifs, ils célébraient au même moment les fêtes les
plus sacrées de leur calendrier, le Nouvel An, le Grand Pardon et la fête des
Cabanes, qui les contraignaient au repos pendant plusieurs jours. Après avoir
consulté les rabbins et ses coreligionnaires les plus versés dans l’étude de la
Loi, le chef de la communauté accepta que, durant toute cette période de
ramadan, les fidèles gardent leurs échoppes fermées et limitent leurs
déplacements en ville. Les plus fortunés donneraient aux pauvres et aux
indigents l’argent nécessaire à leur subsistance.
Informé de ces dispositions, Abdallah
se félicita de la sagacité et de la prudence de ses sujets non Musulmans.
Décidé à ne tolérer aucune exception, il envoya à son fils Mutarrif, réputé
pour son impiété, une délégation composée de son intendant, Obaid Allah Ibn
Yahya, et de deux dignitaires religieux, Cheikh Ibn Loubaba Abou et Cheikh
Salih Ibn al-Safara. Le fonctionnaire remit au prince une très grosse somme
d’argent, en fait sa part de la rançon extorquée aux Banu Khaldun et aux Banu
Hadjdjadj, une façon élégante de lui signifier son pardon, et lui dit :
— Notre maître bien-aimé
souhaite qu’aucun malentendu ne subsiste entre vous. Voilà pourquoi il profite
de l’approche du ramadan pour se réconcilier avec toi. Libre à toi de
considérer cet argent comme un don ou comme une restitution. Il désire que tu
l’utilises pour pouvoir observer le jeûne avec tes amis.
À la suite de quoi, les dignitaires
religieux, plutôt gênés d’avoir à rappeler ce qu’ils considéraient être une
évidence pour tout Musulman, expliquèrent à Mutarrif le sens de cette obligation
et les différentes règles qui l’entouraient. Ils lui firent savoir que son père
se rendrait tous les jours à la grande mosquée pour la prière de l’après-midi
et aurait plaisir à retrouver à cette occasion tous les membres de sa famille.
Après le départ de ces importuns
qu’il avait écoutés d’une oreille distraite, Mutarrif éclata de rire et confia
à son secrétaire, Marwan Ibn Obaid Allah Ibn Basil, un homme plutôt
corpulent :
— Mon pauvre ami, te voilà
condamné à perdre du poids, toi qui
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