Aesculapius
tort ! Et il ne pouvait passer sa colère sur personne.
Pourtant, la haine, les haines bouillaient en lui, la pire étant destinée à ce mire dont on lui avait rapporté le rôle crucial dans sa défaite, ce Druon d’il ne savait où. Sans lui, sans sa science, Béatrice était déchue ou périssait. Pourquoi Dieu avait-il jugé nécessaire de mener ce jeune homme vers Béatrice ? Et soudain, l’idée qu’il abhorrait, dont il ne voulait surtout pas, s’imposa à lui : parce qu’elle devait vivre. L’idée qu’une puissance supérieure, surnaturelle, ait présidé au salut de sa tante lui coupa les jambes. Il se laissa choir sur son fauteuil de table et son regard tomba sur l’insolente missive qu’elle venait de lui faire porter, qu’il avait lue et relue :
« Mon bien doux neveu,
J’espère du fond du cœur que mes lignes vous trouveront en grande santé, vous et votre mesnie. J’espère surtout que madame Hélène se porte comme un charme. Vous savez comme je l’aime. Elle est de belle âme et de vive intelligence.
Je ne vous conterai pas par le menu, de crainte de vous lasser, tous les encombres auxquels j’ai dû faire face. Sans doute les connaissez-vous mieux que moi. Quoi qu’il en soit, rassurez-vous, mon bon neveu. L’odieuse créature, un Nicol Paillet, dont vous avez peut-être ouï dire, nous a fort malmenés. Il rencontrera le bourreau sous peu. Mon tourmenteur a ordre d’obtenir des aveux complets. Aveux sans doute superflus puisque nous avons ceux du sieur Joliet, mon bibliothécaire-copiste – qui se proposait de m’enherber et qui a rendu sa bien vile âme –, ainsi que deux lettres appartenant à messire Jean Lemercier. S’y ajoute l’accablant témoignage de Géraud Paillet. Toutefois, il faut bien que j’occupe mon bourreau, et son office n’aura jamais été si justifié que dans le cas de ce monstre. Toutes ces preuves confirment que quelqu’un me déteste fort et le cœur m’en saigne.
Dieu veille sur moi, cela ne fait plus aucun doute dans mon esprit. En effet, j’ai été aidée par l’arrivée providentielle d’un jeune mire itinérant d’extraordinaire talent. Il a débrouillé pour moi l’écheveau de malveillances que l’on tissait autour de ma personne.
J’ai hésité. Devais-je envoyer les preuves accumulées à votre épouse, dont le jugement est célèbre, afin de requérir son sentiment ? Devais-je les porter moi-même au conseiller du roi Philippe, et humblement solliciter de lui un arbitrage ?
Bah ! Quoi de plus précieux que le sang commun ? Restons donc entre nous. Du moins, tant que nous le pourrons…
Votre bien aimante tante et très respectueuse vassale,
Béatrice d’Antigny. »
Les menaces, dont l’ironie avait provoqué la fureur d’Herbert, étaient d’une clarté d’eau de roche. À la moindre nouvelle incartade de sa part, Béatrice préviendrait Hélène et porterait l’affaire devant le roi, preuves à l’appui. Pourtant, elle n’avait pas encore décidé de l’acculer, alors qu’elle en avait les moyens. Elle le tenait désormais à sa merci.
Soudain, dans un éclair d’honnêteté, Herbert d’Antigny comprit qu’il avait perdu cette bataille parce que son adversaire s’était mieux entourée que lui. Une adversaire d’honneur et de courage. Une adversaire que l’on saluait plutôt que de la haïr. La haïr revenait à reconnaître son infériorité face à elle.
Étrangement, cet aveu à lui-même l’apaisa un peu. Chère Béatrice, mes honneurs. Et puis, ma bonne tante, une bataille n’est pas la guerre !
1 - Prostituées.
2 - Rappelons qu’en raison de l’absence de moyens de communication les affaires restent à l’époque très circonscrites, d’autant que le seigneur rendant la justice, elles sont jugées le plus souvent rapidement.
3 - Bien que condamnant la prostitution, l’Église excusait les femmes qui s’y livraient si elles n’avaient agi « que par nécessité et sans y trouver de plaisir ». De surcroît, le viol ou le meurtre d’une prostituée étaient punis de mort.
LVI
Forêt de la Multonne, août 1306
I graine, un sourire aux lèvres, termina d’entasser le bois bien sec qu’elle avait ramassé alentour de la clairière, située à un bon quart de lieue du château.
La boucle était bouclée. Toute chose était dite. Du moins en ce qui concernait « ici et maintenant ». Avait-elle peur « d’ailleurs et après » ? Elle n’aurait su
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