Aesculapius
l’exprimer tant elle avait pensé à ce moment, au long des années. Il lui semblait qu’elle errait depuis des siècles, sautant d’une enveloppe charnelle dans une autre. Toutefois, elle n’en était pas certaine. S’était-elle fourvoyée depuis le début ? Les conséquences en seraient si dévastatrices, si irréparables qu’elle s’interdisait d’y songer.
Au fond, elle l’admettait, elle avait peur, elle qui détestait la peur. Il lui avait toujours semblé être pétrie des âmes de ceux de sa race qui l’avaient précédée. Pourtant, aujourd’hui, dans cette clairière, un doute l’assaillait.
Elle regarda le haut bûcher qu’elle avait dressé, se détestant de sa crainte, de son hésitation, et repensa au message laissé à l’intention de Béatrice :
« Adieu, bien chère Béatrice,
Mon temps auprès de vous s’est épuisé. Je n’en regretterai pas une seconde.
Croyez bien, chère Béatrice, que j’emporte avec moi, où que j’aille, la dette qui me lie à vous. La porte d’une mort s’est claquée derrière moi, ce jour, en royaume italien, où vous m’avez sauvée d’un brasier. Il semblait donc normal que la porte d’un autre monde s’ouvre, grâce à un autre brasier.
Ne me regrettez pas. Je ne suis plus ni vive ni morte. Je suis ailleurs, autrement.
Je rejoins les miens et nos dieux. Je supplie le Vôtre de vous garder toujours.
Igraine, votre amie, par-delà le temps. »
Tout était dit. Elle ne pouvait plus reculer. Elle jeta son esconce sur les branchages. Les flammes prirent en bourrasques. Igraine se dévêtit et abandonna sa cotte au sol.
LVII
Château de Saint-Ouen-en-Pail, août 1306
M ire, je vous le demande. Restez à mon service. Vous pouvez garder votre Huguelin.
— Non, madame. Avec mon respect et mon admiration. Vous êtes un beau seigneur. Peut-être un jour, lorsque les routes, les aventures m’auront lassé, vous supplierai-je de m’accueillir à nouveau. Je dois – c’est un devoir – m’attacher à percer le secret d’une… affaire qui concerne mon père. Il est mort pour la défendre. Je n’en sais pas plus et le déplore.
— Un devoir ? Votre père ?
— En vérité.
— Je n’irai jamais contre le devoir. Mes portes vous resteront ouvertes. (Elle sembla hésiter puis :) C’est que… N’y voyez nulle faiblesse, juste un constat. Je suis maintenant si isolée. Sans Igraine. Savez-vous que Léon n’a retrouvé que sa cotte qui gisait au sol ? Ses lourds bracelets d’argent et sa tiare se trouvaient dans les cendres, noircis et un peu fondus par le brasier.
— Rien d’autre ? Sa bague en forme de serpents ? Sa canne ?
— Non. Léon est formel : c’était un mage. Ils ne meurent pas ainsi que nous autres. Elle a dû sacrifier sa chair pour libérer son esprit, s’envoler ailleurs. Y croyez-vous ?
— Que répondre, seigneur madame ? Qu’Igraine ait été un mage fait peu de doutes. Quant au reste, à ces futurs possibles qu’elle évoquait, ces autres mondes, je ne prendrai pas le risque de me prononcer à leur sujet. Quoi qu’il en soit, elle veille sur vous. De cela, je suis certain.
Un véritable chagrin transparut dans la voix de la Baronne rouge, lorsqu’elle déclara :
— Je n’en doute pas. Il n’en demeure pas moins qu’elle n’est plus là. (Se reprenant, elle poursuivit :) Herbert a reçu un violent camouflet. Il se tiendra tranquille quelque temps. Je lui ai fait savoir que je détenais ses lettres à Jean Lemercier. Le cas échéant, elles me permettraient de requérir justice de notre souverain Philippe le Bel. Toutefois, mes terres forment une langue au milieu des siennes, un danger pour lui, je réagirais à son instar.
— Que redoute-t-il au juste ?
— Que je fasse alliance avec l’un de ses ennemis. Il serait alors fragilisé au sud et au nord. L’Anglois, notamment.
— Eh bien, mais faites alliance, avec toute la prudence requise ! Il veut vous empêcher de conclure un pacte. Si ce pacte existe… il n’a plus aucune raison de vous vouloir disparue. Au contraire, il va vous devoir entourer, protéger, privilégier afin d’éviter une guerre qu’il ne pourrait gagner. Bien vive et bien intentionnée à son égard, vous devenez sa sauvegarde.
Béatrice d’Antigny éclata de rire et tapa dans ses mains de bonheur.
— Druon, Druon… Comme je vais vous regretter. C’est là compliment que j’ai fort peu fait dans mon existence. Je
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