Aesculapius

d’Igraine et de Léon aussi. Ne vous leurrez pas. Sous ses allures d’épaisse brute se cache un des esprits les plus vifs que je connaisse, d’autant qu’il ne manque pas d’érudition. De plus, il souffrirait mille morts pour protéger Béatrice d’Antigny.
    — Quelles idées, ma bonne Clotilde ?
    — Insensées, vous dis-je ! Et si quelqu’un avait capturé une bête énorme et féroce en un pays lointain, une bête rusée et inconnue de nos contrées ? S’il l’avait relâchée et en avait perdu la maîtrise…
    — Quelqu’un dont le but était de porter grave tort à la baronne, compléta Annette.
    — Tout à fait. Si un être maléfique et puissant était parvenu à convoquer un démon, aux mêmes fins ?

    Un silence s’installa, chacune pesant les mots de l’autre. Annette, sans trop savoir pourquoi, le rompit soudain :
    — Il me faut me débarrasser d’un faix 16 trop lourd pour moi. Séraphine vient de trépasser. Je l’ai trouvée plus tôt, chez elle.
    Un long soupir de consternation échappa à Clotilde qui se signa. En termes dont la tristesse était perceptible, Annette lui narra sa macabre découverte, sa volonté que la pauvre femme soit enterrée avec le respect qu’elle méritait et qui lui avait été refusé durant toute sa vie, l’aimante complicité de Jean.
    — Vous êtes une belle âme, madame, non que j’en aie jamais douté. (Elle sembla choisir ses mots avec soin avant de poursuivre :) Êtes-vous… tout à fait certaine qu’il s’agit… bien d’un suicide ?
    La stupéfaction se peignit sur le joli visage de madame Lermercier.
    — Votre pardon ?
    — Oh… je vous l’ai dit, des idées folles me courent dans la tête. Je vois des chausse-trappes et d’odieux stratagèmes partout. Pauvre Séraphine. Je la connaissais bien. Madame… sans doute suis-je une déhontée, étant entendu ma condition et la vôtre… Que cet excellent hypocras soit mon excuse ; néanmoins, j’ai presque le sentiment d’avoir rencontré une amie. Un soulagement en ces temps.
    — Non pas déhontée, Clotilde, puisque ma sensation est identique, affirma Annette, un peu étonnée de sa sincérité. Je viens de me rendre compte à quel point je me sentais isolée en dépit de l’aimable présence de mon doux époux. Je n’ai que lui et…
    — Et les hommes ont leurs affaires dont ils nous tiennent le plus souvent écartées.

    Elles se quittèrent peu après. Après avoir raccompagné Clotilde dans la cour de la demeure, Annette se réinstalla à la table et se servit un quatrième gobelet d’hypocras tout en songeant qu’elle manquait de tempérance. Bah ! Au diable la tempérance, aujourd’hui. Séraphine était morte et n’importe qui pouvait périr sous les coups de griffes d’un monstre. Elle ressassa leur échange, s’émerveillant de la concision et de la finesse d’esprit de cette femme vieillissante. Elle lui fut reconnaissante de sa confiance et prépara ce qu’elle relaterait à Jean, laissant le reste reposer à l’ombre de sa parole de discrétion. Ces aveux partiels se justifiaient à ses yeux. Elle avait remis sa vie entre les mains de Jean sans aucune hésitation. En revanche, elle éprouvait une indiscutable défiance à l’égard de certains des membres du conseil de village. Le gros Agnan Mortabeuf, l’orfraiseur à faible tête qui avait enfin réalisé son ambition tenace : s’attabler avec les notables pour discuter du sort des autres. Mortabeuf et sa dame, à laquelle il fallait reconnaître plus de finesse qu’à son lourdaud d’époux. Elle avait déployé toute sa séduction de fausse amie et ses mignonnes courbettes au profit d’Annette, jamais dupe, afin d’aider son mari à obtenir ce siège tant convoité au conseil. Nicol Paillet, le maître fèvre, plus doté de cervelle mais dont elle se défiait également, certaine qu’il convoitait le rôle de chef de conseil de Jean. Quant à Thierry Lafleur, le riche loueur de chevaux et d’attelages, et Lubin Serret, l’apothicaire, ils étaient unis sans le savoir dans leur exécration de la douce gent, non que les autres aient eu beaucoup plus d’estime pour les femmes. Deux interrogations lui demeuraient. Michel Jacquard dit maître Limace, l’aubergiste, dont elle pressentait qu’il était moins rustre et limité qu’il n’y paraissait de prime abord. Séverin Fournier le fermier, sa lenteur de langue et sa lourdeur de mouvements paraissaient également trompeuses