Aesculapius
du cadavre, examinant les affreuses cicatrices laissées par la créature. Les griffes avaient emporté la joue gauche de Séraphine et la moitié de son nez. Il releva les manches de son chainse. Les deux bras portaient eux aussi d’horribles marques qui s’étendaient de l’épaule au coude, surtout le gauche. Il les retourna. Les marques violacées qu’il trouva sur la face postérieure des deux bras ne l’étonnèrent qu’à moitié. Il détailla ensuite l’épais sillon laissé par la corde pour se rendre compte qu’il recouvrait en partie des marques assez larges de même couleur, semi-circulaires, terminées de petites abrasions en lune, très évocatrices d’ongles. Sa conviction était faite mais méritait une confirmation. Il déclara d’une voix douce, prévoyant la réaction :
— Il me faut procéder… non pas à une autopsie mais à une dissection partielle 1 .
— C’est impie ! cria presque Jean.
— Non pas. Ce genre de procédé est admis – quoi que peu pratiqué, je vous l’accorde – dans le cas de condamnés à mort ou de suicidés. Or il s’agit d’un suicide, nous sommes en accord sur ce point ?
Effaré, Jean hocha la tête.
— Il me faut peu de temps, reprit le jeune mire. Toutefois, je souhaiterais me consacrer à ma tâche en solitude.
Une fois seul, luttant contre un début de panique puisque jamais il n’avait pratiqué ce genre d’examen brutal, hormis sous la supervision de son père et sur quelques lapins dont un domestique venait de rompre le col, Druon tira son lancetier 2 de sa bougette et en extirpa une mince lance 3 très aiguisée.
Se contraignant au calme, rappelant à son souvenir les descriptions d’anatomie humaine dispensées par son père, il incisa d’un geste ferme les chairs de la gorge et découvrit ce qu’il cherchait, sa confirmation : des hémorragies au niveau des muscles du cou et la fracture de l’os hyoïde. La pauvre Séraphine avait été étranglée à mains nues – indiquant un assassin de belle carrure – puis pendue pour faire accroire à un suicide. Afin de lutter contre sa résistance, son agresseur l’avait fait tomber au sol et l’y avait plaquée sans ménagement en lui maintenant les bras à l’aide de ses genoux, expliquant les ecchymoses, tandis qu’il l’asphyxiait.
Druon se planta juste sous la poutre et tendit les bras vers le plafond, imaginant la scène, tentant d’évaluer la taille du meurtrier. Contrairement à ce qu’il avait d’abord pensé, celui-ci n’avait nul besoin d’être un géant. En serrant le nœud coulant autour du cou de la défunte, en jetant la corde par-dessus la poutre, puis en hissant le cadavre, un homme de taille normale, mais de force, serait parvenu à ses fins. Convaincu de sa découverte, il se dirigea vers la porte.
Il fit rentrer les deux hommes silencieux qui patientaient à l’extérieur et annonça d’un ton paisible :
— Messire Jean, apaisez-vous. Vous n’aurez ni à mentir ni à corrompre qui que ce soit. Séraphine a été assassinée.
— Quoi ? Votre pardon ? bredouilla le mercier ébaubi. Cela ne se peut !
— Si fait. Elle a été étranglée à mains nues, la dissection le démontre, puis pendue.
— Vous aviez des soupçons dès notre entrée, n’est-ce pas ? vérifia Léon.
— En effet. Sur quoi serait montée Séraphine, qui était de courte taille, pour passer la corde autour de la poutre puis se laisser choir, les pieds à quelques pouces du sol ? répondit-il en désignant les deux chaises, dont l’une au dossier rafistolé de corde, toutes deux poussées sous la table plantée au milieu de la pièce. Le plafond est assez bas. L’assassin n’a eu qu’à jeter la corde par-dessus la poutre et n’a donc pas eu besoin de se rehausser. Un individu peu subtil puisqu’il a oublié ce détail très révélateur, à moins d’imaginer un être affolé par son propre acte au point que sa réflexion en était troublée.
— Dieu du ciel… Dieu du ciel… Que vais-je dire à Annette… Mon Dieu… bafouilla Jean le Sage d’un ton si altéré que Druon craignit qu’il ne fonde en larmes.
1 - On n’en pratiquait presque pas (sauf parfois sur des cadavres de condamnés à mort ou de suicidés), surtout pour des motifs religieux, les médecins dépendant donc des connaissances léguées par Hippocrate, Galien et même Avicenne. On commença de pratiquer des dissections à l’université de Montpellier en 1340.
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