Aesculapius
conservé toute sa grâce enfantine. La maturité et la bienveillance maladroite d’Huguelin ne le surprirent pas. Néanmoins, l’inverse ne l’aurait pas davantage étonné. Dès ses plus tendres années, l’enfant avait été condamné au manque de tout, à la peur du demain, et à une vie dépourvue de pitié. Certains êtres y apprennent la bonté, la compassion et une passion pour la vie, d’autres la férocité, le goût de la vengeance et un appétit pour la douleur qu’ils infligent.
Peu désireux de répondre à Huguelin, il déclara d’un ton dont il força la gourmandise :
— La faim se fait maintenant sentir. Ah, cette rissole me semble bien goûteuse !
Il avala le petit pâté et prit le temps de déguster quelques gorgées de cidre sous le regard attendri du garçonnet.
— Ça ne sent pas l’enfer à dégorger ? insista ce dernier.
— Non. Ça empeste le complot, la manipulation.
— Tudieu ! Un complot… contre la baronne ! Il est vrai qu’elle a dû se faire de coriaces ennemis.
— Reste à savoir qui se trouve derrière, et je n’en ai pas la moindre idée, même s’il paraît certain que cette personne est proche de nous… Ne serait-ce que pour surveiller les progrès de son plan. Quant à l’enherbeur ou l’enherbeuse, à l’évidence, il ou elle se cache entre les murs du château.
Le mire prit le temps de savourer une tranche de rôti, but un gobelet de cidre avant de déclarer d’un ton pesant :
— Je vais t’enseigner une autre belle loi de science qu’il te faudra toujours garder à l’esprit. Elle n’est pas infaillible, mais permet souvent de précieuses avancées. Lorsque plusieurs événements de même essence surviennent dans un périmètre restreint, il convient de se demander s’ils ne sont pas liés.
Huguelin demeura silencieux, le front plissé de concentration, un morceau de rissole entre les doigts, avant d’admettre :
— Je ne suis pas sûr de comprendre, mon maître.
— Ah, voilà un aveu dont je te félicite. Toujours reconnaître que l’on n’a pas compris plutôt que de partir sur de fausses certitudes. D’autant que je n’ai sans doute pas été assez clair. Nous nous trouvons donc dans la province du seigneur Béatrice. L’essence, maintenant. Sui generis 7 . Une créature… ou plutôt un homme ignoble, accompagné de chiens féroces, s’attaque aux gens de la baronne. Sa belle-sœur veut la voir périr par sorts et incantations. Un enherbeur œuvre à son lent trépas.
— Elle est donc au centre de tous ces crimes terribles.
— Non… Elle en est la cible !
— Dieu du ciel !
— Et s’il y a une cible, il y a un archer.
— Votre esprit est un prodige, murmura le garçon envahi d’admiration.
— Celui de mon père l’était. Je m’efforce d’être digne de lui.
— Oh, vous l’êtes !
Une question confidentielle hantait Huguelin. Pourquoi répétait-on que la douce gent était de faible intelligence ? Bah, il avait entendu tant de bêtises dont il se défaisait peu à peu grâce à Druon. Tels les chats noirs censés apporter le malheur et que l’on crucifiait sur la porte des granges. Le mire l’avait tancé à ce sujet :
— Allons, Huguelin, réfléchis ! Chassent-ils moins bien les souris et les mulots que les autres ? Protègent-ils moins efficacement les récoltes ? La couleur noire porterait donc malheur ? Et lorsque nous sommes vêtus de noir ? Des catastrophes nous dégringolent-elles sur la tête ?
Le garçonnet soupira d’aise. Quelle magnifique chose que la réflexion ! Au fond, son affreuse vie d’avant avait peut-être été une souffrance nécessaire puisqu’elle l’avait conduit vers Druon ? Aussitôt, l’inquiétude et le chagrin tempérèrent son immense satisfaction : et si le mire, la miresse, l’abandonnait ? Ce serait pire aujourd’hui qu’hier, puisque aujourd’hui il avait goûté à la tendresse, à l’intelligence, à la dignité et au courage. Affolé, il ouvrit la bouche, puis se ravisa.
— Que voulais-tu dire ? s’enquit Druon après avoir perçu son trouble.
— Non, non, mon maître.
— Allons, je veux savoir.
Au bord des larmes, Huguelin demanda d’une voix tremblante :
— Allez-vous me quitter ? Me renvoyer ?
Druon sourit, ému, et affirma sans appel :
— Jamais. Sur mon honneur. Je l’ai dit : tu peux partir dès que tu le souhaiteras. Quant à moi, je te garderai à mon côté aussi longtemps que
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