Aesculapius
– dont le témoignage est bien intéressant pour qui fait fi de sa lenteur d’esprit et de ses lourdeurs de langue, Séraphine – toujours par la voix de Gaston – et maintenant la jeune Lucie Fournier nous brossent le même portrait. Une bête énorme, bien plus haute qu’un homme, qui se déplace surtout sur deux pattes, sans bruit, avec de gros yeux brillants d’un vert intense, les pattes avant armées de griffes immenses et acérées, « telles des dents de fourche », précise la damoiselle Fournier. Gaston révèle qu’elle s’est assise sur son derrière, les pattes de devant levées* 4 . Ajoutons à cela les très larges empreintes de pattes arrière retrouvées dans la boue. Cette bête-là pousse des cris à glacer le sang.
Huguelin le dévisageait, opinant de la tête à chaque phrase, oubliant son estomac.
— Écoutons maintenant la description d’Alphonse Portechape, dernière victime, relayée selon moi de façon fiable par le chef du village, messire Jean, et par l’apothicaire, Lubin Serret. Que nous enseigne Portechape d’outre la mort…
Le jeune garçon se signa, ce qui lui valut une remontrance :
— Les morts sont inoffensifs, ne l’oublie jamais. Portechape décrit non pas une mais deux bêtes qu’il qualifie d’énormes. L’une d’entre elles fonce vers lui à quatre pattes et l’attaque. Ses yeux sont d’un noir bleuté. Il n’est plus question de griffes mais de crocs, de gueule menaçante. Portechape parle de grondements féroces et d’un hurlement à la mort bestial. Étrangement, l’autre qui se ruait vers lui s’immobilise soudain. Puis les deux bêtes abandonnent la partie, sans qu’on sache pourquoi. Selon moi, cette description est à rapprocher du meurtre des deux jeunes bergers, Étienne et Anselme.
— Pour quelle raison ? Euh… avec votre respect, pouvons-nous nous sustenter ? Je puis réfléchir en mangeant.
— Déguste et m’en laisse un peu. Quant à moi, je pense mieux l’estomac vide.
— C’est sans doute parce qu’il fut plus souvent plein que le mien.
Huguelin se mordit les lèvres, se demandant s’il n’avait pas été insolent. Le regard de Druon le rassura. Le garçonnet avala une rissole en deux bouchées, leur versant à chacun un gobelet de cidre.
— Pour en revenir à ta question, parce qu’Anselme a été rattrapé à la course, alors que l’on file très vite lorsqu’on redoute pour sa vie. Tout comme une des bêtes a chargé à vive allure contre le tonnelier. En revanche, Lucie et Séraphine, empêtrées dans leurs vêtements féminins, n’ont pas été poursuivies. Et puis, un autre détail me sidère.
— Lequel, mon maître ? s’enquit Huguelin en mâchonnant une tranche de rôti.
— On ne parle pas la bouche pleine, c’est fort grossier. La danse gluante de salive des aliments est spectacle peu ragoûtant pour qui vous regarde. Monsieur Hugues de Saint-Victor, un théologien parisien, l’a écrit. Tout comme « tu ne dois pas t’essuyer les mains à tes vêtements ou remettre dans le plat les morceaux croqués à demi ou les débris coincés entre tes dents ».
— J’apprends… cela étant, j’ai beaucoup à apprendre. Et ce détail qui vous chiffonne, mon maître ?
— Alors que Gaston se trouvait à quelques toises d’elle, la créature n’a pas flairé sa présence. Or je puis t’assurer qu’il empeste à la limite du supportable. C’est dans ce sens que je t’ai affirmé plus tôt que si le démon était aussi empoté qu’elle, il ne devrait pas faire belle recette.
Effaré, la main plaquée sur la bouche, Huguelin grommela :
— Doux Jésus, notre Sauveur… Je crois savoir où vous me menez.
— Où cela ? le poussa Druon dans un sourire.
— Oh, je n’ose…
— Lorsque les déductions s’imposent, belles dans leur simplicité, il est de notre devoir d’oser.
— Un homme, chuchota le garçon… Ce serait donc un homme… un monstre quand même.
Druon vida la fin de son gobelet de cidre et déclara :
— Je suis satisfait de toi. Un homme aidé de deux chiens dressés à la fauverie qui se sont d’abord faits les crocs sur des animaux pour attaquer ensuite des humains. S’expliquent les proies partiellement dévorées. Un homme déguisé en créature démoniaque – ce qu’il est – avec des billes de verre en place d’yeux et des griffoirs de métal au bout de chaque main. Un homme qui, gêné par les peaux qui le recouvrent, ne peut pas
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