Aïcha
il y aurait des sourires moqueurs. On prononcerait en ricanant le nom d’Aïcha bint Abi Bakr, l’épouse au ventre sec ! La honte des femmes stériles, qui l’ignorait, de Ghassan à Saba ?
Qu’on se souvienne : je n’avais que treize ans. Quelques saisons auparavant, mes seuls drames venaient des histoires que je m’inventais. Et soudain Allah faisait peser sur moi un poids que je n’avais pas la force de porter.
Ce qui devait arriver arriva. Je décidai de ne plus rien avaler, pas même une bouchée de galette ou une écuelle de lait caillé. Et, tout autant incapable de trouver un mot qui ne fût une offense à mon époux, à mes parents ou à Allah, je ne descellai plus les lèvres. Ni pour parler, ni pour manger, ni pour boire. Dans cet état, qui était peut-être un peu celui de la folie, une pensée étrange me vint. Allah n’était-il pas le juge suprême ? Il pouvait tout. Prendre ma vie ou déchirer mes entrailles pour qu’enfin je donne un fils à mon époux.
Ma mère Omm Roumane s’affola. Les servantes m’observèrent avec effroi. Plus tard, on me rapporta que l’Envoyé, pourtant occupé à des choses graves, demandait sans cesse de mes nouvelles pour les transmettre à mon père, qui ne savait que gémir.
Tous se souvenaient de ce mal étrange qui avait manqué me tuer plusieurs années auparavant et pendant lequel j’avais perdu toute ma chevelure. Ma mère fit venir des femmes savantes dans les maladies et les herbes de guérison. Elles repartirent dépitées et furieuses. Comment soigner une malade qui se refusait à dire où elle avait mal et à avaler la moindre potion ?
Après quelques jours, ma faiblesse s’accrut. Barrayara en profita pour me faire ingurgiter du lait et même un peu de bouillie sans que je puisse résister. La faim me quittait pour de bon, et aussi la conscience de ce qui m’entourait. Je confondais le jour et la nuit. Je n’allais plus prier. On me raconta plus tard que souvent, cependant, je murmurais des versets de l’ange Djibril, parmi les plus anciens que l’Envoyé m’avait fait apprendre. Ma mémoire paraissait vivre seule, comme à côté de moi. J’étais plongée dans une brume étrange et paresseuse où rien de mauvais ni de menaçant ne pouvait m’atteindre.
Puis j’ai respiré un parfum très reconnaissable. Celui des cheveux de Muhammad. Si faible qu’eût été ma respiration, je m’en emplis. Je me rappelle avoir pensé qu’il venait de se les faire laver et enduire d’huile d’argan. D’ordinaire, il était de mon devoir de prendre soin de sa chevelure. Qui m’avait remplacée à cette tâche ? Malgré le peu de conscience que je possédais, je crois bien avoir ressenti du dépit et de la jalousie.
Alors seulement mes yeux discernèrent la silhouette qui s’agenouillait sur ma couche et qui n’était pas un effet de mon imagination.
D’une caresse, mon époux me releva le menton. Il murmura mon nom plusieurs fois, s’assurant que j’étais bien éveillée et m’obligeant à affronter son regard :
— Aïcha ! Aïcha ! Aïcha ! Réveille-toi, mon miel !
Il fronçait les sourcils. Une inquiétude véritable charbonnait ses prunelles. Il resta silencieux. J’avais un peu de mal à tenir mes paupières ouvertes. L’envie me vint de lui sourire. Je ne sais si mes lèvres m’obéirent.
Il relâcha mon visage et passa les doigts dans sa barbe sans cesser de me scruter. Son regard était si vif et si intense qu’il me sembla en ressentir la pointe jusque dans mon coeur. Il demeura encore muet. Puis ses lèvres bougèrent, comme lorsqu’il consultait silencieusement son Rabb. Mais peut-être n’était-ce que l’invention de mon regard embué de larmes. Cela dura longtemps. Muhammad ne me posa aucune question. Contrairement aux femmes, il ne m’interrogea pas. Il ne me demanda pas d’où me venait ma douleur et ne m’exhorta pas à boire, à mâcher et à avaler.
Peut-être, dans ce silence, ai-je refermé les yeux un bref instant. Je les rouvris en grand, d’un coup. La voix de mon époux était en moi. Douce, tendre, aussi claire qu’une lumière de printemps :
— Ma bien-aimée, mon éternelle aimée, mon don d’Allah… Redeviens forte, mon épouse. Ne sais-tu pas que ta place est à ma droite et jusqu’à la victoire d’Allah sur les quatre horizons ?
Il tenait mes mains entre les siennes. Il les porta à ses lèvres, les ouvrit et en baisa les paumes. Les larmes inondèrent mes
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