Aïcha
souvenir des caresses de mon époux tant aimé. Parfois l’illusion est si vive que je sens son souffle sur ma nuque et ma poitrine flétrie.
Dieu m’a comblée de tant de mémoire que, l’âge avançant, et alors que mes yeux peinent à deviner la branche d’un tamaris à cent pas, je revois avec netteté les années lointaines de ma jeunesse et me souviens de chaque sourate prononcée par le Prophète.
Ce prodige, vous qui lisez mes mots, que vous soyez femme ou homme, ne me l’enviez pas.
Depuis plus de quarante-cinq années, le front, les lèvres et les paumes de mon unique époux ne sont pour moi qu’illusions et tourments. Le parfum de ses cheveux me suffoque parfois comme le maléfice d’une magie. Il n’est pas un jour où l’absence de Muhammad ibn ‘Abdallâh, l’Envoyé d’Allah, ne me laisse sèche et vide.
Chaque être a un destin sur cette terre. Le Tout-Puissant m’a accordé une mémoire prodigieuse afin que les racines de Son peuple bravent le temps. Jusqu’à mon dernier souffle, moi, Aïcha, Mère des Croyants, je continuerai à déposer cette mémoire dans les rouleaux d’écriture qui nourriront le savoir de ceux qui ignorent encore la vérité de Sa création.
Me revoilà donc, le calame entre mes doigts tordus comme une souche de genévrier.
Un ventre sec pour toujours ?
1.
Au troisième jour accordé par l’Envoyé à la tribu juive des Banu Qaynuqâ pour quitter leurs fortins, tous les habitants de Yatrib se postèrent le long de la route afin d’assister à son départ. L’impression était forte.
La cohorte longeait nos maisons. Enveloppé de son manteau ocre et juché sur son méhari, Muhammad se tenait immobile devant notre porte. Sa monture était parée d’une étoffe verte brodée du nom d’Allah. Chaque Banu Qaynuqâ qui osait tourner la tête vers lui croisait son regard.
Fatima avait réclamé de demeurer à son côté en compagnie de son époux, Ali. Mon père Abu Bakr et Omar, ainsi que d’autres compagnons de toujours, l’entouraient également. J’étais présente moi aussi, car Muhammad m’avait voulue à sa droite, un peu en retrait, dans le palanquin d’une chamelle blanche. La même que celle sur laquelle les gens de Yatrib m’avaient vue au retour de Badr.
‘Abdallâh ibn Obbayy, le seigneur des convertis à qui les Banu Qaynuqâ devaient la vie sauve, se tenait plus loin dans l’oasis avec ceux de son clan. Telle était sa manière de montrer à ses tribus que son alliance avec l’Envoyé d’Allah se bornait à son bon vouloir. Il était de ceux qui aimaient à dire :
— Je suis soumis à Allah, car il n’est de Dieu que Dieu. Mais Son prophète, il me suffit de l’écouter.
Au passage des exilés, des cris et des insultes jaillissaient de la foule massée devant nos demeures. Muhammad les fit taire d’un geste. Bientôt, on n’entendit plus que le bruit des semelles des Banu Qaynuqâ, les pleurs des femmes et des enfants. Ils étaient plusieurs centaines. Certains parmi nous assurèrent qu’ils étaient près de mille si l’on comptait les vieillards, les malades et les nourrissons. Selon l’accord convenu entre ibn Obbayy et le Prophète, chaque famille avait droit à un chameau et deux chevaux. Elle pouvait emporter également ses affaires personnelles et le tiers de ses troupeaux. En revanche les armes, l’orfèvrerie et les meubles ne devaient pas quitter les fortins.
Quand la colonne des exilés disparut à l’horizon, en direction du pays de Sham où Moïse avait déposé leurs ancêtres, la poussière soulevée par son passage resta suspendue dans l’air jusqu’au crépuscule. Elle était si épaisse qu’elle projetait une ombre sur le sol. Quand on y pénétrait, on frissonnait. Barrayara et bien d’autres femmes osaient à peine lever les yeux pour la regarder.
— La colère de Dieu est sur nous ! lançait Barrayara à qui voulait l’écouter. Ce nuage est celui de la purification. S’il se dépose au sol, il étouffera tous ceux qui sont dessous.
Elle répétait cela avec tant de conviction que j’eus peur. Je n’avais qu’une hâte : rentrer chez nous.
Selon l’usage, tous ceux qui avaient porté une arme durant le siège des fortins des Banu Qaynuqâ se précipitèrent pour le partage du butin. Mais ils trouvèrent les guerriers d’Omar ibn al Khattâb sur leur chemin.
— L’Envoyé nous ordonne d’attendre jusqu’à demain ! cria Omar. Chacun aura sa part ! Ne traînez pas
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