Aïcha
reste suffisamment pour le gaver.
Le lendemain dans la matinée, on apprit qu’ibn Aschraf avait eu la tête coupée durant la nuit. Les langues claquèrent d’approbation :
— Trop de sawiq coincés dans sa gorge ! commentèrent les servantes. Il a fallu la lui trancher.
— Ça ne l’aidera pas à chanter ses poèmes de châtré !
— Dieu soit loué dans l’Éternité ! Nos oreilles resteront fraîches.
— Ne blasphémez pas, filles ! répliqua Barrayara en roulant les yeux de plaisir. Et prenez garde. La loi de Dieu ne s’applique pas seulement aux mauvaises langues. Elle va bien plus profond. Retenez la leçon.
Les plaisanteries n’eurent pas le temps de s’éteindre. Une autre tête, et des plus puissantes celle-là, roula à son tour dans la poussière. Elle appartenait à Sallàm ibn Ab’ al Hoqaïq, le chef des Juifs installés à Khaybar, région presque autonome au nord de Madina. Sallàm ibn Ab’ al Hoqaïq régnait sur toute la contrée. Il contrôlait les routes, les champs et le commerce. Les Juifs de Madina ne parlaient de lui qu’à voix basse. Depuis des générations, les Banu Khaybar s’opposaient aux Aws et aux Khazraj. La venue des Croyants d’Allah dans Madina avait provoqué la fureur d’ibn Ab’ al Hoqaïq. Il voulait prendre le pouvoir sur l’oasis, mais il n’y comptait qu’une seule tribu alliée : les Banu Nadir d’ibn Aschraf.
Ce second assassinat impressionna beaucoup. Ibn Ab’ al Hoqaïq n’était pas de ceux que l’on fait tomber aisément. Par prudence, nul ne s’arrogea la gloire de cette mort. Barrayara n’avait rien à raconter sur cette affaire. Mon père tenait sa langue. Durant une lune, chacun fut sur ses gardes, craignant la vengeance des Banu Khaybar. Mon époux ordonna aux femmes de notre maison ne pas se rendre chez les marchands sans être accompagnées d’un homme armé.
— La foule des marchés est trop propice aux mauvais coups, dit-il.
C’est ainsi que Talha, la nimcha bien visible sur sa hanche, nous accompagna un jour au marché, Barrayara, ma mère Omm Roumane et moi-même, pour l’achat de tapis.
Ma mère voulait en faire présent à Fatima pour les chambres de sa nouvelle maison. Barrayara ne laissa pas filer l’occasion. Durant tout le trajet, elle questionna Talha avec tant d’insistance que nous apprîmes enfin comment ces têtes importantes étaient tombées.
Après la perte de sa précieuse caravane, Abu Sofyan ne tolérait plus la présence d’ibn Aschraf dans Mekka. Ils s’étaient l’un et l’autre ridiculisés en fuyant devant les guerriers d’Allah. Mais le chef des Banu Nadir était sans fierté. Il persistait à répandre ses paroles fielleuses dans la Ka’bâ. Les habitants de Mekka se moquaient de lui. Ils le surnommaient « le carotteur de sawiq ». Abu Sofyan lui laissa le choix entre la mort et le départ. Ibn Aschraf courut chez les Banu Khaybar.
Leur chef Sallàm ibn Ab’ al Hoqaïq l’assura aussitôt de son soutien. Fort de cette alliance, ibn Aschraf, plus arrogant que jamais, revint dans les fortins des Banu Nadir. Il y convia tous ceux de son clan :
— Je suis ici pour faire déguerpir les menteurs d’Allah et leur faux prophète ! Les Banu Khaybar sont avec moi. Sept cents cuirasses, deux cents chevaux. Muhammad, ce Messager de rien, peut commencer à compter ses jours sur terre.
‘Abdallâh ibn Obbayy prévint aussitôt mon époux :
— Ibn Aschraf est un fou dangereux. Les Banu Nadir ne le suivront pas. Ils marchent avec moi. Tu peux faire ce que tu veux de ce fou, Messager d’Allah, mais il ne te sera pas possible d’agir avec les Banu Nadir comme avec les Banu Qaynuqâ…
Ces mots mécontentèrent Omar, toujours prompt à la colère :
— Ce grand hypocrite d’ibn Obbayy couvre d’autres hypocrites !
Mon époux l’apaisa :
— Pas de précipitation. Il n’est pas hypocrite parce que converti. C’est un allié. Allah nous éclairera.
Le lendemain, sept jeunes Croyants pleins de courage, issus de la tribu médinoise Aws, vinrent s’asseoir auprès de mon époux sous le tamaris.
— Ô Apôtre de Dieu, dirent-ils, on ne peut pas laisser la langue d’ibn Aschraf cracher sa salive plus longtemps.
— Faites ce que vous jugez utile, leur répondit Muhammad. Mais ne touchez en aucun cas les cheveux d’une femme ou d’un enfant des Banu Nadir. Ils me sont aussi précieux que les vôtres.
Le jour suivant, la tête d’ibn Aschraf
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