Aïcha
pareille à une gourde vide et craquelée par trop d’usage, et Zama’a, fille du grand Talha ibn Ubayd Allah, rose d’un jardin du Nord où les fontaines chantent sans fin.
Toi qui as des yeux, lis. Tu comprendras pourquoi Zama’a est devenue ma main.
Voici ce qui arriva.
Depuis deux jours, j’écrivais sans discontinuer comment le Clément et Miséricordieux m’avait sauvée de la calomnie en l’an 6 de notre monde. À un moment, ma poitrine se serra si fort que l’air se bloqua dans ma gorge. Je fermai les yeux. Le souffle me revint. Je soulevai les paupières pour nourrir d’encre mon calame. Alors la nuit, la nuit pure et parfaite, sans étoiles ni lune, tomba sur mon regard, et plus rien ne put l’en faire partir.
Ô cette nuit que tu m’envoies, Tout-Puissant !
Pareille à la lame qui tranche les yeux des guerriers.
Le sang en moins, la souffrance du combat en moins.
Nuit pure peuplée de trop de passé, ô Seigneur clément !
Je criai :
— Ô Dieu ! Ô Allah ! Que fais-tu ? Je n’ai pas terminé ! Je dois écrire encore. Le bout de mes doigts, Seigneur des mondes, laisse-moi voir au moins le bout de mes doigts ! Rien de plus. Cela suffira. Je Te le promets.
Paroles ridicules !
Comment osai-je ?
Je voulus pleurer. Je ne le pus. « Pleure, mouille tes yeux, la lumière te reviendra », songeai-je.
Non.
Allah m’avait tout retiré des yeux, la vue et les larmes.
Ô, puissant Seigneur, je crois bien avoir alors entendu l’ange Djibril qui riait et me disait :
— Non, Aïcha ! Tu en as assez vu, cela suffit ! Et des larmes, qu’en ferais-tu ? Qui espères-tu donc attendrir sur ton sort ?
Comme on est maladroite dans la nuit pure et sans étoiles !
Au premier mouvement dans ma nouvelle obscurité, je renversai tout ce qui était autour de moi. Les servantes s’empressèrent :
— Mère des Croyants, que se passe-t-il ? Que t’arrive-t-il ?
Je restai muette.
D’abord, je pensai : « J’en ai assez dit. Je dois maintenant interrompre l’écriture des rouleaux. Le temps de la mémoire doit cesser. Dieu est las de me lire et d’entendre ce vacarme qui remue dans ma tête. Il connaît tout. De ce rabâchage, Il ne voit plus que l’arrogance, moi qui ai tiré orgueil des punitions qu’il a infligées à mes calomniateurs. Mon jugement a commencé. »
Sans un mot, je laissai les servantes me conduire à ma couche. Je bus leurs tisanes d’herbes. J’écoutai leur pépiement affolé :
— Ô maîtresse Aïcha, Mère des Croyants ! On va laver tes yeux, on va y poser des compresses. Tu vas voir de nouveau.
Elles étaient sincères. Elles ne comprenaient pas qu’Allah m’avait prise par la main et que la vue m’était devenue inutile.
Je me résignai, apaisée.
Je découvris que, dans la nuit en plein jour, on ne voit pas le sommeil approcher. On devine seulement une fraîcheur différente. La chaleur qui nous vient ensuite est ancienne, comme les images de la mémoire.
On pense mieux, aussi.
On prie mieux, aussi.
Les servantes racontent que, deux jours durant, elles ne m’entendirent pas prononcer une parole ni ne me virent bouger. Il se peut.
Moi, je m’avançais sur le chemin du jugement.
Loin.
Jusqu’à ce que je comprenne.
Si je ne craignais pas de blasphémer, je dirais :
— L’ange Djibril, le frère de mon époux, s’est dressé sur ma route et m’a montré mon erreur.
Mon erreur, je la compris : Dieu m’offre la nuit car les mots qu’il me reste à dire ne peuvent bien s’exprimer qu’à l’abri de la lumière.
Alors je fis demi-tour. Et je revins achever ce qui ne l’était pas.
Aux servantes je dis :
— Allez chez Zama’a. Racontez-lui ce qu’il en est de moi. Dites-lui que je serais heureuse de sentir son parfum.
Zama’a, qui possède par don de Dieu le plus merveilleux parfum que l’on puisse respirer sur un corps de femme, vint sur-le-champ.
— Ô mère Aïcha, dicte ! Parle et j’écrirai. Si cela fâche Allah, Il le fera savoir.
Voilà. C’est elle qui à présent tient le calame, et moi je discours comme une vieille que je suis.
Ainsi, par la main de Zama’a, je dis :
Était-ce lui, était-ce moi ? Jamais plus la paume de mon époux ne fut aussi joyeuse et légère sur ma nuque et mes reins qu’avant la calomnie.
Il est des venins aux traces indélébiles. Dieu est grand qui ne nous veut pas dans l’oubli. Le pardon, la clémence et la
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