Alias Caracalla
jeuneAlsacienne 29 au déjeuner
chez les Moret, je suis conquis. Elle est menue et
petite, en dépit de talons rehaussés. Mais avec son
visage expressif, son regard ardent, sa poignée de
main énergique, elle respire la franchise et la volonté.
Je lui pose quelques questions sur son passé. Elle
est mariée et plus âgée que moi. Secrétaire dans
une entreprise de Sainte-Marie-aux-Mines, elle a fui
sa région, occupée par les Allemands.
Je lui explique son travail — dactylographier télégrammes, lettres et rapports, tenir la comptabilité
et m’aider à chiffrer et déchiffrer les textes échangés avec Londres — et lui promets un bureau dès
que * Lebailly me l’aura procuré. Je n’ai plus vraiment d’illusions, mais cultive un prestige de chef.
« En attendant, pouvez-vous travailler chez vous ? »
Elle accepte d’autant plus facilement que son mari,
attaché comme elle au service des réfugiés alsaciens,
est absent toute la journée.
Comme elle est d’accord sur tout, je tente d’obtenir
davantage : « Connaissez-vous une personne susceptible de nous prêter sa boîte ou qui accepterait
de servir d’agent de liaison ?
— Je suis une étrangère à Lyon, et je n’ai confiance
en personne pour ce genre d’activité. Quand dois-je
commencer mon travail ?
— Aujourd’hui, si c’est possible. »
Elle accepte. Je cours prendre dans ma cachette
le rapport de *Rex : « Pouvez-vous le taper pour ce
soir ? » Il est 3 heures de l’après-midi. « Facilement. »
Sa réponse me grise : désormais, rien n’est impossible. Avant de la quitter, je lui demande de choisir
un pseudo. « *Mado », répond-elle aussitôt. Je lui
annonce qu’elle touchera, comme moi, 1 200 francs
par mois. Elle rougit : « Je ne fais pas ça pour l’argent.
— Je sais bien, mais il faut vivre, et vous n’aurez
pas d’autres ressources. »
Enjoué par cette recrue inespérée, je suis heureux
ce soir de retrouver *Rex. J’ai l’impression d’être
enfin un peu utile à la Résistance. Je lui annonce
l’embauche d’une dactylo et ajoute aussitôt, afin de
prévenir toute question sur la sécurité : « C’est une
Alsacienne qui a tout perdu. Elle hait lesAllemands 30 .
J’ai apporté votre rapport, qu’elle a tapé, afin que
vous jugiez de la qualité de son travail. »
Il m’écoute sans mot dire et saisit le journal dans
lequel j’ai glissé le rapport. À son retour des toilettes, il me dit : « C’est parfait. Vous le confierez à*Sif 31 sous enveloppe fermée pour l’expédier à la prochaine lune. » Après avoir réglé nos consommations,
il part à pied dans la nuit. Je suis déçu par son manque d’enthousiasme à ce que je considère comme
une prouesse.
Rue Philippeville, Mme Moret m’annonce une autre
bonne nouvelle : Suzette a une amie qui prend des
leçons de piano avec un professeur acceptant d’aider
la Résistance. Décidément, Schmidt a raison : les
Moret sont des magiciens.
Lundi 10 août 1942
Nouvelle recrue
Au sixième étage du 27 rue de la République, je
frappe à la porte de Mme Bedat-Gerbaut, le professeur de piano signalé par Mme Moret. Une dame
d’une quarantaine d’années m’ouvre, enveloppée
d’un châle espagnol qui accuse l’expression de son
visage étroit au teint mat, encadré d’une chevelure
en forme de macarons masquant ses oreilles.
Je lui explique le rôle central des boîtes aux lettres dans la clandestinité. Elle accepte immédiatement de prêter la sienne. Craignant qu’elle ne soit
inconsciente du danger, je précise : arrestation, peut-être torture, déportation. Lucide sur les risques, c’est
une femme déterminée. Je pousse mon avantage :
parmi ses relations, quelqu’un accepterait-il d’être
agent de liaison ? D’abord évasive, elle me dit penser à quelqu’un, un garçon, mais n’est pas sûre. Déjà
comblé par ces miracles répétés, je n’insiste pas. En
deux jours, j’ai l’embryon d’un secrétariat : une dactylo et une boîte.
J’arrive en retard place Gailleton, où Cheveigné
flirte déjà avec la patronne. Le restaurant est vide :le soir, les clients dînent tardivement. Colette, toujours souriante semble à notre service.
C’est le troisième anniversaire que je fête loin de
ma famille. J’ai pris mon parti de ces fêtes sans
cadeau ni tendresse. Étrangement, je ne me sens
pas triste ce soir : j’ai changé. De surcroît,
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