Alias Caracalla
je suis en
mission depuis quinze jours. Bien que cela ressemble parfois à des vacances, je participe symboliquement à la guerre. C’est un commencement. Et puis,
aujourd’hui, je ne suis pas seul.
L’espèce de gaieté charnelle qui affleure des gestes de Cheveigné, sa démarche féline, son charme
juvénile, sont un barrage au raz de marée nostalgique dont je suis coutumier. Dès notre première rencontre, au printemps de 1942, j’avais perçu que sa
désinvolture n’était pas de la frivolité, mais une
sécurité : son sourire est une défense ; il tient à distance un désespoir secret installé au cœur de sa vie.
A-t-il jamais pleuré ?
Nous achevons de dîner : « Samedi, je t’emmène
à Vienne, au théâtre antique. C’est mon cadeau
d’anniversaire. » Il jubile de me déconcerter. Certes,
je voyage beaucoup depuis mon arrivée, mais jamais
à « mon compte ». Je me demande vaguement si
j’en ai le droit. Mon centre opérationnel est à Lyon.
Puis-je le quitter sans autorisation ? Remarquant sans
doute mon manque d’entrain, il se fait pressant : « Toi
qui aimes la littérature, on joue Phèdre , deRacine 32 .Je ne connais pas, tu m’expliqueras. » Comment
refuser ? Son invitation me rappelle nos escapades
d’Oxford.
Lors de ma rencontre avec Schmidt, il y a quelques jours, je lui ai demandé la boîte de Raymond
Fassin, avec qui *Rex m’a prescrit d’organiser des
contacts rapides. Officier de liaison de Combat,
peut-être sera-t-il plus bavard sur son mouvement
que Schmidt sur Libération. Fassin est un camarade du BCRA que j’ai connu à Inchmery, où il était
arrivé quelques jours après moi pour suivre l’instruction. Comme il était maurrassien, nous avions
sympathisé. Il nous avait quittés avant Noël. Plus âgé
que nous, c’était un blond autoritaire qui s’imposait
naturellement. Nous retrouver en opération instaure
une nouvelle fraternité.
Il m’a donné rendez-vous à déjeuner dans un restaurant de la place des Terreaux. Je viens d’arriver
lorsqu’il entre. Comme Schmidt, il connaît le patron
et me fait changer de table pour nous installer à
l’écart. L’objet du rendez-vous est rapidement réglé :
sa boîte est au centre de la ville, non loin de l’Opéra.
De toute manière, sa secrétaire est en permanence
à Lyon et répondra à mes demandes.
Ensuite, il se confie. Il semble excédé. Parmi les
difficultés qu’il rencontre dans son travail, ses voyages en zone libre tiennent une place de choix : il
prépare les parachutages de la Résistance militaire.
Ces opérations sont compliquées par la recherche
de terrains adéquats, la lenteur des homologations
par les Anglais et la réalisation incertaine des opérations. Il vit sous pression. J’envie son activité,indispensable à la Résistance, pour laquelle j’ai été
également formé. Toutefois, cet homme méticuleux
et méthodique est exaspéré par l’« aventurisme »
des résistants. « Tu verras », me lance-t-il rageusement. Effectivement, avec *Lebailly, incapable de me
fournir quoi que ce soit, j’en ai eu un « aperçu ».
Je lui raconte mes déboires : « Ne perds pas ton
temps : débrouille-toi tout seul. » Je commence à
connaître le refrain ; c’était déjà le conseil de
Schmidt, comme de *Rex. « Mais fais attention : ils
sont dangereux ! Ils ne sont pas du tout préparés à
la clandestinité et se croient en temps de paix : ils
parlent à tort et à travers. Si tu ne te méfies pas, tu
n’en as pas pour longtemps avant d’être coffré. Depuis
six mois que je suis là, c’est une hécatombe autour
de moi.
— Mais l’armée clandestine, le Débarquement ?
À Londres, on ne parlait que de ça.
— Tu plaisantes, j’espère. Le BCRA est loin. Ici, il
n’y a que des brouillons de projets, des parlotes, et
rien d’autre. Nous vivons au milieu d’une France au
mieux indifférente, au pire hostile. Les gens qui
nous entourent ont peur. Tu t’en apercevras rapidement. Ils ne veulent pas d’histoires. Nous héberger
pour une nuit les empêche de dormir pendant une
semaine. Quant à l’installation d’un poste de radio,
c’est comme si nous leur demandions de mettre un
drapeau anglais à la fenêtre !
— Mais tout de même, les mouvements ? Le
Général fonde de grands espoirs sur eux pour détruire
l’armée allemande.
— Il faut que tu fasses la part de la propagande.
De Gaulle ne va quand même pas
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