Alias Caracalla
agent du commissariat à
l’Intérieur. Cet ancien prisonnier, évadé vers la
Russie puis engagé dans les FFL en septembre 1941,
est rentré en France, où, à Lyon, il a réintégré officiellement sa vie familiale et sa situation professionnelle d’avant-guerre. Par mesure de sécurité,
Cheveigné ne le rencontre jamais et communique
avec lui par l’intermédiaire de sa boîte. Il lui a
demandé d’organiser, seul, son existence, mais lui
alloue une substantielle mensualité de 5 000 francs.
Livré à lui-même, il a déniché grâce aux petites
annonces une chambre de domestique dans le centre.
Il y vit et y effectue ses émissions, ce qui est, une
fois de plus, contraire aux règles de sécurité. Neconnaissant personne à Lyon, il n’a pu trouver de
lieu plus convenable pour travailler. Son schedule prévoit trois contacts par semaine avec la Home Station anglaise, chacun d’une vingtaine de minutes.
Nous arrivons place Gailleton, face au pont de
l’Université, qui, de l’autre côté, débouche sur la
faculté de droit. Le restaurant, chez Colette , comporte
deux salles au plafond bas et aux poutres apparentes. L’une d’elles est occupée par un vaste comptoir,
derrière lequel la jeune et opulente patronne, l’œil
aguicheur, nous accueille avec un sourire de connivence. Je pénètre enfin dans le monde du « marché
noir », dont le steak frites me fait l’effet d’un plat
gastronomique.
Sa liberté lui pèse. Respectueux des consignes, il
refuse de courir les filles, son passe-temps favori en
Angleterre. Il déjeune et dîne seul tous les jours. Le
reste de la journée, il se promène et va au cinéma
ou bronze à la piscine. Je suis stupéfait par sa disponibilité, qu’il cherche à meubler par la lecture.
Pendant ce temps, j’accomplis seul de plus en plus
difficilement les tâches prescrites par *Rex. Je veux
en savoir plus : « Et les Français, comment les
trouves-tu ? » Il me regarde surpris : « Ils s’en foutent et ne pensent qu’à bouffer. Et puis les Boches
ne sont pas ici. Ça leur permet de croire qu’ils ne sont
pas des lâches. J’ai toujours pensé que les Français
étaient des cons… sauf les filles. » Il rit. Sa présence
retrouvée met du soleil dans mon exil.
Après dîner, je le quitte à regret pour achever le
codage du courrier et lui dis : « Pouvons-nous dîner
après-demain ensemble ?
— Quand tu veux, mais pourquoi après-demain ?
— C’est mon anniversaire. Je serais heureux d’être
avec toi.
— C’est amusant, le mien c’est demain.
— Pourquoi ne m’en as-tu rien dit, ça m’aurait
fait plaisir de t’inviter.
— Mais tu as fait mieux : tu m’as offert Les
Thibault ! »
Dimanche 9 août 1942
Chef du secrétariat ?
En compagnie de Suzette, je vais à la messe dans
la petite église Saint-Eucher, non loin de la rue
Philippeville. Cette courte promenade auprès d’une
fille plus jeune que moi est un romantique alibi pour
le voisinage. Nous formons un couple au-dessus de
tout soupçon : des amoureux qui ne conspirent qu’à
leur bonheur. Pour assister à la cérémonie, Suzette
porte un élégant tailleur. En ces temps de pénurie,
elle l’a coupé dans un tissu de lin blanc, qui, sous
l’effet conjugué de l’absence de bijou et d’un soleil
caressant, sublime l’éclat de sa jeunesse. Je ne suis
pas insensible à la fierté rebelle de son visage, surtout lorsqu’elle me regarde avec une effronterie tempérée de tendresse.
Pour la première fois depuis mon départ de France,
je vis dans la proximité d’une jeune femme. Sa personnalité est fort différente de celle de Domino ; le
lien qui m’attache à elle et à sa famille également,
puisque ma liberté est entre leurs mains. Pourquoi
la présence de Domino s’est-elle estompée depuis
mon arrivée à Lyon ? N’est-elle pas désormais à portée d’un voyage en train ? Je ne peux me cacher que
Suzette, en plus de sa beauté, possède à mes yeuxl’aura des révoltés, mais l’interdit formel du BCRA
est pour moi une barrière plus infranchissable que
la Manche.
À la sortie de l’église, le temps est radieux. Au-delà
des escaliers commence le parc de la Tête-d’Or, que
je ne connais pas encore. Pourquoi ne pas s’y promener avec Suzette ? Je chasse ce projet à regret,
car le travail m’attend rue Philippeville. Une fois
rentré, je l’expédie pour être libre à midi.
Dès l’arrivée de la
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