Alias Caracalla
que, pour sortir, il fallait être
aguerri. La séquestration, en dépit de ses inconvénients, était une
protection contre les imprudences involontaires.
8 . Jean Moulin est immortalisé par la photo de Marcel Bernard.
C’est un instantané exécuté durant les vacances de décembre-janvier 1940. Il était allé se promener avec son ami Bernard dans le
jardin public de Montpellier, où vivait sa mère. Souhaitant donner
une photo à cette dernière, il avait demandé à Bernard de prendre
quelques clichés. Comme il n’existe pas d’autre photo de Moulin
dans la Résistance, celle-là est devenue une icône et a créé un
mythe de héros clandestin. Quand j’ai fait la connaissance de
Jean Moulin, durant l’été de 1942, il portait effectivement un chapeau, comme tous les hommes de cette époque, ou une casquette,
mais il n’avait évidemment ni manteau ni écharpe.
9 . Jean Moulin était allé à Londres le 20 octobre 1941 et y avait
séjourné jusqu’au 1 er janvier 1942.
10 . Je ne pris pleinement conscience qu’à la Libération de l’honneur que me fit Jean Moulin ce soir-là. Je dois ajouter que, durant
l’année où j’ai travaillé sous ses ordres, jamais il ne fit la moindre
allusion à mes convictions. Les avait-il oubliées ?
11 . Englué dans l’interminable fin de mon adolescence, j’ignorais que cette rencontre devait bouleverser ma vie. C’était une de
ces chances exceptionnelles que l’on rencontre parfois sans les
saisir. Aujourd’hui, plus que mon aveuglement puéril, c’est le
choix de Jean Moulin qui me surprend, surtout à cause de ses
opinions politiques, que j’ai découvertes en travaillant sur sa biographie. Comment ce militant du Front populaire, conscient des
dangers mortels de l’Occupation, qu’il avait éprouvés dans ses
fonctions de préfet à Chartres, put-il me retenir après le récit provocant de ma jeunesse politique ? Je n’avais pas vingt-deux ans et
n’avais jamais affronté le danger ; mes propos étaient d’un écervelé, puisque l’Action française était devenue une citadelle de
l’antigaullisme. Certes, la France libre, la Résistance étaient des
coalitions, où toutes les convictions et croyances étaient représentées et travaillaient en bonne intelligence. Mais Moulin, par la
fonction qu’il m’offrait, m’installait au cœur de son existence,
puisque je devins l’unique résistant à connaître ses domiciles.
Autant dire qu’il livrait sa liberté entre mes mains. Je ne suis
d’ailleurs pas le seul à m’en étonner. En 1989, Bernard Pivot me
demanda : « Pourquoi Jean Moulin vous a-t-il choisi comme
secrétaire ? » Je lui fis cette réponse, sans doute la plus ridicule
de ma vie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » J’aurais
dû dire la vérité : je ne m’étais pas posé la question, et Jean Moulin
ne m’en donna jamais la raison. Sans doute me choisit-il faute de
mieux. Parmi les hypothèses possibles, j’ai lu que Moulin aurait
utilisé mes opinons d’extrême droite de l’époque comme alibi :
« Le hasard avait présenté à Moulin un jeune homme plein de
qualités et qui, en outre, pouvait droitiser son image. » C’était
ingénieux, dans la mesure où cela répondait aux polémiques de
l’après-Libération, mais anachronique. C’était attribuer à Moulin,
en 1942, une intention de modifier une réputation politique supposée auprès de la Résistance. Or, ce n’est pas ainsi qu’il était perçu
à l’époque par celle-ci. Cette accusation, inventée en 1950, ne fut
soutenue que par un seul de ses chefs : Henri Frenay. En 1942, la
sélection des résistants — même s’il y avait davantage de communistes à Libération qu’à Combat ou à l’OCM — ne s’opérait pas en
fonction de critères politiques anciens. Après la lune de miel de
1942, les chefs des deux zones s’opposèrent à Moulin en 1943 à
cause de sa fidélité au général de Gaulle, dont il appliquait strictement la politique. Ce fut le cœur du conflit. La fonction qu’il
m’attribua me semble relever d’un autre critère, qui tient à la
maigreur des effectifs du BCRA en France. Au hasard des arrivées
— je fus le troisième radio parachuté pour l’équipe de Jean
Moulin —, il choisit un volontaire engagé dans la France libre dès
juin 1940. Du moins est-ce ce que je déduisis par la suite. Tous,
nous étions très jeunes, autour d’une
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