Alias Caracalla
séjour chez elle au mois d’août, elle
m’avait demandé de venir la voir à son bureau.
Elle travaille au Secours national, installé au rez-de-chaussée de l’Hôtel-Dieu, sur les quais du Rhône.
De la chambre de * Rex, je voyais la porte d’entrée
de son service. Sous cette étiquette rassurante, plusieurs des services secrets de Vichy y logent, sans
autre lien que la commodité. Elle travaille directement sous les ordres du capitaine Courbaud, appartenant au Deuxième Bureau de Vichy. Elle en est
très fière, car c’est lui qui a organisé et réussi l’évasion du général Giraud.
Lorsque je lui ai rendu visite, elle m’a fait entrer
dans une petite pièce, dont elle a fermé la porte
avant de me confier, à voix basse : « J’ai un service
à vous demander. M e Kalb, une des personnes avec
qui je travaille, est un Alsacien, avocat et représentant de ses compatriotes réfugiés, expulsés et évadés. Il souhaiterait établir une liaison avec un agent
de Londres. J’ai pensé que vous pourriez le rencontrer
et organiser quelque chose avec lui.
— Je n’ai aucun titre pour rencontrer votre ami et
encore moins pour établir une liaison avec la France
libre. En revanche, je peux en parler à mon patron. »
N’ayant jamais entendu parler de ce M e Kalb dans
la Résistance, j’estimais cette invitation sans intérêt. Néanmoins, pour lui faire plaisir, je la transmisle soir même à * Rex. À ma surprise, il répondit :
« Organisez l’entrevue le plus rapidement possible. »
À cette époque, Kalb était à Vichy. La rencontre eut
lieu au début de septembre. C’était un des premiers
rendez-vous tenus chez Mme Bedat-Gerbaut. Non
sans appréhension, j’y conduisis M e Kalb, que * Rex
vint rejoindre quelques minutes plus tard.
Après l’entretien, * Rex me fixa rendez-vous devant
un magasin de décoration faisant l’angle de la rue
de la République et de la rue Ferrandière. Arrivé en
avance, je pus contempler les vitrines d’une exposition de Jean-Gabriel Domergue, mon peintre préféré.
À vrai dire, c’était un des rares dont je connaissais,
avant la guerre, non seulement le nom, mais les
œuvres, du moins leurs reproductions : elles illustraient — en couleurs, rareté à l’époque — les
articles de Paris-Magazine , revue pornographique
circulant sous le manteau au collège. Les nus étroits,
filiformes et ondoyants de jeunes femmes, souvent
coiffées d’un chapeau valorisant la sensualité de
leurs corps asexués, me troublaient.
Pour la première fois, je voyais ses tableaux « en
chair et en os ». Après avoir examiné l’ensemble,
mon regard se fixa sur un petit tableau exposé au
centre de la galerie. À mes yeux, il résumait le génie
du peintre. Hypnotisé, j’entrai demander le prix :
5 000 francs, une fortune ! Je ressortis et l’observai
à nouveau avec l’intensité du regret. Absorbé dans
ma contemplation, je ne remarquai pas l’arrivée de
*Rex. Tandis qu’à côté de moi il regardait l’objet de
mes désirs, j’entendis : « Je ne savais pas que vous
étiez un amateur d’art… éclairé ? Vous avez bon
goût. Elle est “souhaitable” ! »
Démasqué, je rougis. Il m’entraîna vers la place
Bellecour : « Bien entendu, je parle du modèle. Lapeinture, si tant est que l’on puisse appeler ainsi cette
illustration, est exécrable. Si vous aimez les nus,
regardez plutôt Titien, Rubens, Renoir. Quels que
soient vos goûts, ce sont les chairs les plus troublantes
de l’art. Rubens est peut-être le plus extraordinaire
dans la transparence et la douceur des chairs. »
De ces artistes, dont je connaissais le nom, je
n’avais vu que des reproductions en noir et blanc,
fort étrangères à l’excitante couleur de Domergue.
Sans transition, * Rex me dit : « Vous remercierez
Mme Moret. M e Kalb est une recrue très utile pour le
Général. C’est un remarquable conseiller pour rallier
les Alsaciens-Lorrains. Gardez le contact. Quant à
Mme Bedat-Gerbaut, on ne peut imaginer mieux pour
les rendez-vous. » J’exultais. Dans ma reconnaissance,
Mme Moret atteignait au zénith !
J’abandonnai * Rex chez lui et me précipitai chez
elle à l’Hôtel-Dieu pour lui transmettre les félicitations
du « patron » et l’interroger sur l’éventualité d’autres
relations d’une telle qualité. En attendant, par son
intermédiaire, j’établis avec M e Kalb une liaison permanente. Premier résultat
Weitere Kostenlose Bücher