Alias Caracalla
interdite. Cela ne suscite aucun
commentaire de * Rex, si ce n’est le contenu réel de
la solidarité : financer les grèves ou secourir les grévistes ? Il s’ensuit un marchandage entre les deux
hommes. Si les mouvements semblent satisfaits du
budget alloué par * Rex, les syndicats en réclament
davantage.
« Jusqu’où pouvez-vous vous engager financièrement à l’égard des grévistes ? demande Lacoste.
— Le Général est pauvre ; il vit avec les subsides
des Anglais. Nous ne pourrons jamais rivaliser avec
les Britanniques dans le domaine financier. C’est la
force du SOE [ Special Operations Executive ] dans sestentatives de séduction des mouvements. Selon moi,
c’est une question à étudier au cas par cas avec les
BRO. Il est évident qu’il faut apporter des secours
temporaires à ceux qui se soustraient à la réquisition. Mais nous ne pouvons les transformer en
“retraités” de la Relève. Il faut les prévenir qu’il ne
saurait être question de prendre durablement en
charge leur entretien. Nous pouvons seulement les
aider dans leur refus de partir, par exemple en leur
“payant un voyage”. »
Lacoste ne cache pas sa déception devant la
misère des secours proposés par * Rex. A-t-il reçu
d’autres offres ? À l’inverse, moi qui connais l’état
de la caisse, je me demande comment * Rex va pouvoir tenir ses promesses. Ce dernier se veut cependant rassurant : « Je vais faire mon possible pour
intéresser les syndicats anglais et américains à la
lutte contre la Relève afin qu’ils contribuent substantiellement à votre budget. »
*Rex joue une partie importante. Il a réussi à éliminer Morandat, dont le retour à Londres est programmé pour la prochaine lune. Robert Lacoste est
désormais seul à la tête du CCRO. Fort du million de
francs que je lui ai remis sur ordre de * Rex, il peut
mettre sur pied la direction du nouvel organisme.
*Rex poursuit ainsi sa politique de contrôle des
mouvements ouvriers par les syndicalistes eux-mêmes. Le CCRO régénéré devra s’imposer comme
la seule organisation de lutte contre la Relève. L’opération est délicate dans un milieu syndical divisé
par la scission CGT-CGTU, provoquée par le pacte
germano-soviétique.
*Rex a suggéré à Lacoste de faire des ouvertures à
Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, qu’il
estime être seul capable d’œuvrer à la réunification
de l’ancien syndicat. L’Intelligence Service l’avait aussi
compris et lui avait promis de financer son syndicat. Afin de déjouer la manœuvre, * Rex a promis dans
les jours suivants à Jouhaux une mensualité de
200 000 francs pour la zone libre et de 300 000 francs
pour la zone occupée, « sous réserve de reconnaissance du général de Gaulle » et « de bonne entente
avec les syndicats chrétiens ».
Cette réunification des syndicats des deux zones
devrait permettre à * Rex d’assurer le contrôle des
grèves futures par les mouvements.
Je suis le témoin quotidien de cette négociation
difficile. Cela me permet de franchir une étape décisive dans mon évolution politique. Elle me révèle
combien mes camarades et moi sommes privilégiés
d’être pris en charge depuis deux ans par la France
libre et à quel point la situation des résistants métropolitains est misérable en comparaison. Je pense
aux militants plus âgés, mariés, avec des enfants et
sans travail. De quoi vivent-ils dans la France de
1942 ? Leur situation doit être désespérée.
J’emporte de cette soirée un souvenir cruel. Ce
n’est plus, comme avec les chefs de la Résistance, un
affrontement idéologique sans rapport avec l’ordinaire de leur existence, mais une démarche de solidarité en direction des laissés-pour-compte de la
société. Cela mérite de ma part plus qu’une réflexion :
un engagement.
Une évidence me saute aux yeux : la gauche, que
j’ai tant combattue, incarne seule l’espoir de changer
leur condition.
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1 . C’est peut-être l’aspect de la Résistance le plus malaisé à comprendre aujourd’hui. À l’époque du portable et de l’Internet, il est
difficile de se représenter le mur invisible isolant des clandestins
qui se côtoyaient en permanence. Il fallait plusieurs jours, dans le
meilleur des cas, pour se rencontrer dans la même ville, parfois à
quelques maisons de distance. La Résistance se déroulait comme
un film au ralenti. Cette lenteur, source de confusions, eut
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