Alias Caracalla
« J’espère qu’il paiera cher cette trahison.
Il est d’ailleurs déjà puni : il a perdu sa plume. »
Visiblement agacé, * Rex me considère d’un œil
froid : « Ce n’est pas mon avis, et pour le critiquer,
faudrait-il avoir son talent. » Je rougis. Que s’est-il
passé ? J’ai tenté de faire partager à * Rex ma rancœur
à l’encontre d’un polémiste que j’admirais autrefois.
Étais-je sincère ? N’ai-je pas caricaturé mes sentiments d’aujourd’hui afin d’exorciser ceux du passé ?
*Rex a raison, Béraud n’a rien perdu de sa verve
corrosive. A-t-il perçu le côté artificiel de mon indignation ? Du moins est-ce ainsi que j’interprète sa
réponse cinglante.
Durant le trajet, j’évite de le regarder ; à l’arrivée,
je le suis en silence. Nous nous retrouvons dans une
rue déserte. Je profite de notre marche le long des
jardins arborés pour lui remettre le journal dans
lequel se trouvent divers documents. Avant d’arriver
devant le grand portail aux piliers de pierre de la
propriété, il me dit : « Attendez-moi ici à 6 heures. »
Sans me regarder, il se hâte vers le portail, tandis
que je m’éloigne, soucieux de lui avoir déplu.
Le soir venu, j’attends * Rex là où il m’a quitté. Le
temps passe ; il ne vient pas. En toute autre circonstance, je me serais inquiété, car il est d’une
absolue ponctualité. Après la conversation avec
Manuel, je me doute toutefois que la réunion a dû
s’éterniser.
Pour éviter de stationner, j’entreprends le tour du
pâté de maisons. À l’un de mes passages, je le vois
sortir du parc et me dirige vers lui. La fatigue et la
tension marquent son visage. Il m’entraîne vers la
station lointaine.
Après ce genre de réunion, il a besoin d’exercice :
marcher, respirer et, surtout, exprimer librement ses
pensées : « Ils n’ont pas changé. Quel dommage que
le Général ne les ait pas gardés à Londres ! C’était
l’idée de * Francis : il avait raison. Tout marche mieux
ici quand ils sontabsents 20 . »
Hors de lui, * Rex se tait quelques instants, avant
de fulminer à nouveau : « Comme prévu, * Charvet
souhaite récupérer “son” armée. Heureusement,
*Bernard et *Lenoir [Lévy] ne veulent de lui à aucunprix. Mais ils se retrouvent tous dans un semblant
d’accord pour prétendre contrôler toutes les résistances. »
Après un nouveau silence que je me garde d’interrompre, il change de sujet : « J’espère que * Marnier
[Manuel] saura convaincre les socialistes de mettre
en sourdine leur projet de création d’un Comité
exécutif. La situation est assez compliquée comme
ça ! Il n’est pas question de ressusciter les partis.
À l’exception des communistes et des socialistes, ils
sont tous en léthargie : qu’ils le restent ! »
Comme d’habitude, il s’apaise en marchant. Finalement, nous prenons le tramway pour rentrer à
Lyon. Place Raspail, je lui communique le courrier
relevé l’après-midi. Il contient une information
expédiée par Georges Bidault : ce matin, à 8 heures,
dans toutes les casernes de Lyon, le personnel militaire a été gardé à vue pendant une heure par l’armée
allemande, puis, sans préavis, renvoyé dans ses
foyers.
*Rex encadre une partie du texte : « Expédiez-le
en priorité. »
Une fois de plus, je suis surpris qu’un événement
aussi considérable puisse se dérouler non loin de
moi sans que je m’en aperçoive : toute la journée,
j’ai quadrillé Lyon à pied et rencontré des interlocuteurs de tous bords. Personne n’a soufflé mot de
cette humiliation nationale : jusqu’à cet instant,
j’ignorais que l’armée française n’existait plus.
*Rex rédige à la suite quelques télégrammes concernant la réunion du Comité. Dans l’un d’eux, il
transmet l’exigence formulée par les mouvements
concernant le refus de Vichy de libérer les prisonniers politiques français après l’occupation de la
zone sud :
Mouvements insistent pour qu’otages PPF [Parti
populaire français] et SOL [Service d’ordre légionnaire] soient pris en Afrique du Nord leur sort
étant conditionné par celui réservé à nos camarades emprisonnés en ZNO.
Samedi 28 novembre 1942
Sabordage à Toulon
À 7 heures, je sonne chez * Rex. Je lui apporte une
nouvelle effrayante parue dans les journaux : hier, à
5 h 25 du matin, la flotte française s’est sabordée à
Toulon. L’amiral de
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