Alias Caracalla
Laborde a appliqué les ordres
donnés en juin 1940 par l’amiral Darlan.
*Rex commence sa toilette, signe qu’il a dû se
coucher tard. À l’annonce du sabordage, il s’arrête,
le visage barbouillé de savon, et réclame les journaux, qu’il étale sur le lit. Ses traits manifestent stupeur et incrédulité : « Comment des officiers français
ont-ils pu faire ça ? C’est un crime contre la France !
Le dernier que peut commettre Vichy, après tant
d’autres. Les misérables ! »
Il retourne à sa toilette : « Si les Français ne comprennent pas maintenant que le Maréchal est un
traître, c’est à désespérer du patriotisme ! » Comme
il achève de se raser, je lui annonce que * Germain
m’a remis le texte du discours du Général prononcé la veille à la BBC et envoyé par Bidault : « Que
dit-il ? »
Je n’ai pas eu le temps d’en prendre connaissance
et le découvre en lui en faisant la lecture à voixbasse, comme toujours, à cause de la présence de
Mlle Labonne dans le salon :
La flotte de Toulon, la flotte de la France vient
de disparaître. […]
Ce malheur, qui s’ajoute à tous les malheurs,
achève de la blesser et de la rassembler — oui, de
la rassembler — dans la volonté unanime d’effacer par la victoire toutes les atroces conséquences
du désastre et de l’abandon.
Vaincre, il n’y a pas d’autre voie, il n’y en a
jamais eu d’autre.
Instinctivement, j’ai baissé la voix en lisant ces
dernières lignes ; * Rex s’est penché vers moi pour
écouter la fin.
À 7 heures et demie, Mlle Labonne frappe à la
porte pour apporter une cafetière de faux café. Elle
a l’air chavirée : « Vous avez entendu ? La flotte française est totalement détruite. Après l’empire, c’est
vraiment la fin. »
*Rex opine. Elle marque une pause, puis ajoute :
« Heureusement qu’il nous reste le Maréchal. Tant
qu’il sera là, la France sera sauvée ! » À ces mots
sacrilèges, que j’ai entendus si souvent, même de
bouches amies, le visage de * Rex demeure inexpressif,
à l’exception d’un bref demi-sourire, qui peut être
interprété comme une approbation ou du mépris.
En nous quittant, elle ajoute : « Il faut continuer
à vivre ; je vais au marché. N’oubliez pas de donner
deux tours de clef en partant. » Cette phrase rituelle
amuse * Rex : « Nous sommes peut-être les gardiens
d’un trésor… »
Pendant qu’il déjeune, il m’indique les sommes à
distribuer aux services et aux mouvements, puis medemande de le rejoindre demain, en fin d’après-midi, place Raspail. Je dois lui apporter la fin des
instructions afin qu’il en prenne connaissance avant
notre dîner avec Bidault.
Dimanche 29 novembre 1942
Arrêt de travail
Le vol de mon vélo et de mon imperméable a eu
une conséquence imprévue sur mes pérégrinations,
alors qu’un froid polaire s’est abattu sur Lyon. J’ai
passé mes journées à galoper dans les rues, vêtu de
mon costume estival, tandis que la froidure m’envahissait. Hier, j’ai senti mon dynamisme fléchir et
crains, en quittant * Rex, d’avoir contracté un rhume.
Ce dimanche, je frissonne et éprouve une fatigue
inaccoutumée. En me rasant, je découvre dans la
glace un visage décoloré. Est-ce la grippe ? Jamais
de ma vie, je ne me suis senti aussi mal. Je descends
acheter un thermomètre dans une pharmacie de
garde et remonte chez moi.
La température élevée m’inquiète, d’autant qu’elle
me fait découvrir ma solitude : personne ne connaît
mon adresse. Que vais-je devenir sans téléphone,
coupé du monde et sans soins ? Je décide de m’organiser avant d’être cloué au lit : seuls les Moret peuvent m’aider. Je dois me rendre chez eux tant que je
suis encore valide.
Je pense aux rendez-vous de la journée et à celui
du soir avec * Rex et griffonne un message lui indiquant mon malaise et mon installation chez les
Moret, dont je lui donne l’adresse. Je me traînejusqu’à sa boîte du square Raspail et fais de même
avec * Germain, lui demandant de me rejoindre là-bas dès réception de mon billet.
De plus en plus mal, je me hisse dans un tramway.
Je claque des dents lorsque j’arrive rue Philippeville,
dont les grands escaliers épuisent mes dernières
forces. Quand Suzette ouvre la porte, elle pousse un
cri : « Charles, qu’avez-vous ? » Ses parents, encore
à table, se lèvent et m’aident à atteindre son
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