Alias Caracalla
disparu. »
Comme il ne lit ni tract ni journal clandestin,
n’écoute pas plus que moi la BBC et n’a aucun lien
avec les mouvements, il ignore forcément les remous
qui agitent la Résistance en ce début d’hiver. « Oui
mais, après la Libération, imagine qu’ils reprennent
le pouvoir.
— Eh bien, ils seront écrasés par la Révolution.
Nous seuls avons le droit de diriger la France. De
Gaulle l’a dit dans le papier que tu m’as fait lire [la
charte de juin 1942]. Où est le problème ? Nous
avons les armes ; nous serons les maîtres.
— Tu vas un peu vite. Actuellement, c’est Darlanle maître, et quant à nous, nous sommes doublement hors la loi : à Vichy et à Alger.
— Tu te poses trop de questions : pourquoi
cherches-tu à te faire peur ? Tu sais bien qu’à la fin
nous gagnerons. Fais comme moi : “Occupe-toi
d’Amélie !” » C’est le titre d’une pièce de Feydeau
qu’il affectionne et qu’il a détourné pour en faire une
de ses expressions favorites, signifiant : « Laisse courir ; tout va bien ; passe à autre chose », ou encore :
« On n’y peut rien : ne gâchons pas notre jeunesse. »
Sa philosophie est aussi simple qu’exigeante. Il
accepte la vie comme elle s’offre et les êtres tels qu’ils
sont. À son contact, ma part d’anarchie gidienne
reprend le dessus, et tout devient évident. Malheureusement, ça ne dure qu’un instant, et mon « jansénisme » revient à la charge, car pour ce qui est de
ma fonction, c’est le contraire de l’anarchie : en dépit
de mes insuffisances, il faut que ça marche !
Dans un éclair, j’imagine * Rex entendant cette
conversation. Je me demande parfois s’il se doute
que « je est un autre »…
En observant la bonhomie de Cheveigné, je suis
assailli de doutes : ma fonction a-t-elle la moindre
importance ? Et si la paperasse au milieu de laquelle
je me débats, toutes ces réunions et ces conversations
n’étaient qu’un théâtre d’ombres ? Et si les dangers
encourus ne servaient à rien ? Dans ces instants de
chavirement, la Résistance m’apparaît comme un
bazar insensé. Comment pourrions-nous être prêts
pour le jour J ? * Rex lutte contre tous, mais aura-t-il
le dernier mot ?
Quand j’entends les sarcasmes de Cheveigné sur
les bureaucrates de la Résistance, je me réjouis de
son ignorance de mes activités : il me mépriserait.
Dans mes trop rares instants de lucidité, j’ai honte.D’autant plus que lui, au moins, fait la guerre : la plus
grande partie du trafic radio passe entre ses mains.
N’est-ce pas là son secret : il est heureux parce qu’il
fait la guerre ?
Je sonne chez * Rex à 4 heures cet après-midi.
Mlle Labonne est sortie. Nous sommes donc libres
de parler sans chuchoter. Il n’a pas terminé son
rapport et reprend sa place devant la petite table ;
son cendrier déborde.
Sa chambre possède un Mirus semblable à celui
des Moret, mais, faute de bois, sa propriétaire ne
l’allume jamais. Souvent, * Rex conserve son manteau.
C’est pourquoi il fume tant : il lutte contre le froid.
Depuis ce matin, il a travaillé sans désemparer.
Le nombre de feuillets qu’il me tend est impressionnant. Pendant qu’il achève son rapport, je lis ses
pages attentivement afin de vérifier que les indications qu’il me destine sont lisibles : il biffe les mots
ou phrases à coder et les remplace par un numéro.
Je n’ai jamais eu de difficulté avec ses textes, parce
que son écriture élégante est parfaitement lisible.
De plus, ses exposés sont rédigés d’un trait, sans la
moindre rature. Aujourd’hui, pour la première fois,
la première page est tellement surchargée de corrections qu’il la recopie pour la rendre lisible. C’est
une longue introduction consacrée aux répercussions en France des événements d’Afrique du Nord.
Il retrace la déception que nous avons tous vécue,
expliquant que les résistants ont perdu foi dans la
démocratie américaine parce que « l’esprit de la
charte de l’Atlantique » est foulé au pied au profit
d’une politique « réaliste ».
Pour dissiper ce malaise, * Rex demande aux Alliés
de conserver à la guerre son caractère libérateur :
« Comment lutter contre l’enrôlement de la jeunesse française dans la nouvelle croisade allemande
qui se prépare si nous ne pouvons lui promettre autre
chose qu’une mouture française du régime hitlérien ? »
Il fait observer
Weitere Kostenlose Bücher