Alias Caracalla
que le peuple de France, avec sa
simplicité et sa clarté de vue habituelles, « se
demande si, après la revalorisation de Pétain et de
Franco, celle de Mussolini n’est pas envisagée favorablement dans certains milieux anglo-saxons et si
la guerre pour la Libération n’aurait pas pour effet
de consolider les régimes mêmes contre lesquels la
lutte s’est engagée ». Résumé alarmant de ce que nous
pensons tous.
Revenant à sa mission, il fait le point sur les différentes activités de la Résistance : Armée secrète ;
fusion des mouvements ; décentralisation régionale ; service des opérations aériennes ; comité des
experts ; propagande.
À propos du service radio, il réitère sans ménagement nos plaintes, en particulier l’absence fréquente
d’opérateurs anglais à l’écoute dans la Home Station .
Quant aux erreurs de chiffrage, je suis soulagé qu’il
prenne notre défense, et même qu’il contre-attaque
en dénonçant l’impossibilité de déchiffrer des parties
entières du dernier courrier du BCRA.
Il se plaint également du retard de plus d’un mois
de télégrammes aux informations périmées : « Il faut
songer à la vie que mènent nos radios. Il est criminel de les utiliser à des besognes autres qu’urgentes
et officielles. »
Dans la suite du rapport, il présente incidemment
son projet de conseil politique. Il expédie le rôle duComité de coordination en quelques lignes et insiste
sur le conseil, qu’il présente comme un organisme
indispensable pour rassembler les résistances refusant d’être embrigadées par les mouvements. Il
reprend à son compte un postulat que j’ai entendu
chez les socialistes : « Les mouvements ne sont pas
toute la Résistance. »
Il précise toutefois que ce nouvel organisme
n’aurait qu’un rôle de conseil et que la direction de
l’action relèverait des seuls résistants. J’admire son
habileté diplomatique face aux instructions qu’il a
reçues pour imposer lui-même une institution non
programmée par la France combattante.
J’en suis là de ma lecture lorsqu’il me remet son
dernier feuillet en me demandant de faire quelques
courses pour le lendemain. Au bas de la dernière
phrase de son rapport autographe, je trace quatre
mots : « benzine, saucisson, pain,cigarettes 30 . »
Après avoir chiffré, rue Sala, la moitié du rapport, je sors vers 8 heures. Je me restaure à la brasserie du Café de la République tout en lisant les
journaux, puis rentre rapidement achever le codage.
Au cours de cette tâche, le temps se délite. À un
moment, je sais qu’il est minuit passé parce que je
n’entends plus le tintamarre des tramways se croisant rue Victor-Hugo. Ma chambre n’étant pas chauffée, je m’engourdis à mesure que la nuit avance
tandis que je lutte contre le sommeil qui m’envahit.Je mets mon manteau sur mes épaules et couvre
mes jambes avec une couverture.
Quand j’ai fini, vers 2 heures du matin, je me
glisse tout habillé sous mon édredon.
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1 . Une grande partie de ces notes se trouvent encore dans les
archives du BCRA. André Dewavrin ( * Passy) en a publié quelques-unes en 1950 dans son ouvrage Souvenirs , t. III, Missions secrètes
en France (novembre 1942-juin 1943) , Plon, 1951.
2 . Marie-René Alexis Saint-Leger Leger, dit Alexis Leger, diplomate, plus connu sous son nom de plume Saint-John Perse.
3 . Georges Bidault fit expédier le 15 novembre deux télégrammes en ce sens.
4 . Zone non occupée.
5 . Le général de Gaulle n’arriva à Alger que le 1 er juin 1943,
après sept mois de refus de la part des Alliés.
6 . J’oubliais que je l’avais déjà trahi deux fois, en hébergeant un
aviateur anglais puis un Juif.
7 . J’ignorais que la branche « renseignement » avait des réseaux
en zone occupée.
8 . Je la cite intégralement car, après plus de soixante ans, elle
est toujours imprégnée de l’impérissable tremblement de l’amitié.
De surcroît, elle constitue un document vivant sur l’état d’esprit
des agents du BCRA en mission. C’est un instantané irremplaçable de nos sentiments, jugements et préoccupations pour un lecteur d’aujourd’hui. J’ai raconté les conditions de notre séparation
à la fin de juillet, après deux ans de vie commune. Je lui devais
mon engagement au BCRA et la plongée dans les aléas de la clandestinité. Aujourd’hui, elle est devenue un
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