Alias Caracalla
attendant l’anéantissement du sommeil, à une habitude de mon adolescence catholique : l’examen de conscience. Je m’en veux d’avoir
laissé croire à * Rex que j’admirais sans réserve Les
Décombres .
Cette période n’est pourtant pas celle des lamentations. Elle est marquée par le recrutement d’un
jeune Belge, Joseph Van Dievort, rencontré par
*Germain. Il a choisi le pseudonyme de *Léopold. Il
accepte d’effectuer la liaison Paris-Lyon. Quelle
aubaine ! * Frédéric l’a réclamée à plusieurs reprises,
et j’ai été incapable de l’établir, faute de personnel.
Par ailleurs, depuis ma jaunisse et l’aménagement de
l’appartement de la veuve Pupuna, j’utilise de plus
en plus Suzette. Son dévouement sans limites, son
intelligence et, je l’avoue, sa beauté se jouent des
obstacles.
En dépit de son caractère tranché, que je taquine
souvent, elle est devenue avec * Mado et * Germain la
clef de voûte du secrétariat. À mes yeux, elle appartient au style « Jeanne d’Arc », plaisanterie qui a le
don de l’exaspérer : « Ça ne vous déplairait pas qu’une
femme se fasse rôtir pour vous, n’est-ce pas ? Soyez
malheureux, mon ami, je n’appartiens qu’à la France
et ne me ferai tuer que pour de Gaulle ! »
En ces occasions, elle me regarde effrontément
de ses yeux perçants, qui ne cillent jamais. Ai-je
besoin d’ajouter que sa beauté n’en est que plus
brûlante ?
Est-ce l’approche des fêtes ? Nous vivons sous
pression : rendez-vous et réunions se multiplient en
accéléré.
En plus de * Léopold, deux nouveaux courriers
ont été recrutés par * Germain : Laurent Girard et
GeorgesArchimbaud 5 . Mais le travail augmentant à
proportion que le secrétariat s’étoffe, le temps de
chacun d’entre nous suffit à peine à la tâche : il manque toujours une ou deux personnes, et autant de
locaux.
Le rapport du 14 décembre et les documents réunis pour Londres n’ont pu partir à cause du mauvais temps : toutes les opérations ont étéannulées 6 .
Noël approche, le troisième depuis mon départ
de France. À cette occasion, je souhaite manifester
mon attachement au patron. Que lui offrir ? Il a
l’âge de mes parents, à qui j’ai l’habitude de faire
une surprise pour Noël : cravate, briquet, stylo…
Malheureusement, ces objets appartiennent à une
intimité qui ne me semble pas de mise avec lui. Un
livre ? Mais lequel ? Un roman ? J’hésite entre La
Chartreuse de Parme et Crime et Châtiment . Compte
tenu de sa culture, il les possède certainement. Et puis
un roman n’est pas un livre de chevet : pourquoipas le Journal de Gide ? Mais n’est-ce pas trop personnel ?
Après sa visite dans ma chambre, les Poésies de
Valéry s’imposent. Gallimard vient d’en publier une
édition reliée blanc et or par Bonnet, que je trouve
fort élégante. Même si * Rex a récité « Ébauche d’un
serpent », ce n’est pas la preuve qu’il connaît tous
ses poèmes par cœur. Peut-être aimera-t-il les avoir
près de lui pour entretenir, comme je le fais avec
Rimbaud, une complicité de toujours.
Mardi 22 décembre 1942
Pupuna, personnage mythique
François Briant étrenne l’appartement. C’est l’occasion, après cinq mois de séparation, de dîner sur
place et de nous retrouver, pour un soir, insouciants
comme en Angleterre.
Je le fais rire aux dépens de la dame Pupuna, qui
devient pour nous deux un personnage mythique
— et pour lui une fidèle de Belzébuth. Une ombre
assombrit toutefois nos retrouvailles : la situation
critique de la France libre et de De Gaulle face aux
Alliés. Nous communions dans la crainte d’une mise
à l’écart du Général.
Nos camarades résistants sont révoltés et, pour
certains, découragés par le triomphe de l’amiral
Darlan. Peuvent-ils comprendre le lien singulier qui
nous soude au « Grand Charles » ? Pour les meilleurs
d’entre eux, le soutien à de Gaulle est une reconnaissance de son héroïsme clairvoyant ; pour nous, volontaires de juin 1940, c’est un secret de famille.
J’explique à Briant que la crise provoquée par le
débarquement a cristallisé en moi une frontière,
désormais infranchissable, entre deux convictions :
avant, il y avait Maurras et la monarchie ; aujourd’hui, c’est de Gaulle et la République. Sous la pression des événements, un glissement inconscient
s’est produit : de Gaulle incarne désormais le
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