Alias Caracalla
débuts de la
France libre et l’histoire de son noyau fondateur, le
bataillon de chasseurs. Nous croyions tous naïvement
que la France entière nous connaissait, ne serait-ce
qu’à cause de notre condamnation à mort par Vichy
pour désertion.
Ce passé nous semble ce soir très éloigné, ne serait-ce que parce qu’il appartient désormais à l’histoire.
Que sont devenus nos officiers : Dupont, Lalande,
Saulnier ? Ils se battent probablement en Afrique.
Pour nous, ils sont déjà des héros.
Schmidt nous révèle ce que lui a confié un jour le
commandant Hucher, le chef de notre bataillon :
dans toute sa carrière, il n’avait jamais rencontré de
recrues de notre qualité : « Ils exécutent avant d’être
commandés. »
Tout au long de la soirée, nous faisons revivre un
autre monde : ce passé qui nous semblait interminable, et parfois douloureux, quand nous le vivions
et qui nous apparaît ce soir embaumé de la nostalgie d’une période enchantée de notre jeunesse.
Vendredi 1 er janvier 1943
La routine et l’espérance
À cause du couvre-feu, je dors chez Schmidt. Heureusement, il habite un grand appartement et possède quelques couvertures.
Je lui ai demandé un réveil pour rejoindre, à
6 heures, la rue Sala avant mon premier rendez-vous
avec * Germain : pour nous, c’est une journée comme
les autres. * Rex, demeuré à Lyon, m’attend comme
d’habitude place Raspail.
Avant de monter chez lui, j’ai l’idée de lui apporter quelques friandises pour marquer ce jour singulier, porteur de nos espérances. Cette fois-ci, la
boulangère ne fait aucune difficulté : je suis un récidiviste. Quand * Rex ouvre la porte, je cache soigneusement le paquet derrière mon dos pour le lui offrir
dans sa chambre : heureusement, Mlle Labonne est
en vacances.
Mes vœux sont à la limite de l’indiscrétion : « Au
triomphe de votre mission ! » Ce mot n’est pas exagéré ; il s’agit bien de gagner une bataille contre les
mouvements et leurs alliés. Il ne proteste pas : « Je
vous souhaite, mon cher * Alain, de rester fidèle à
vous-même. »
*Rex marque rarement sa satisfaction et moins
encore se répand en compliments : intraitable pourlui-même, il l’est aussi pour les autres. Ayant l’habitude de ses litotes, je suis au comble du bonheur :
ses mots elliptiques valent pour moi une citation à
l’ordre de l’armée !
Sans s’attendrir plus que de coutume, il pose sur
la table l’ersatz de café qu’il a préparé lui-même et
commence son petit déjeuner pendant que je lui
rends compte du courrier. Ce matin, l’essentiel du
travail consiste à établir le budget des mouvements
et les sommes à distribuer immédiatement.
Nous retrouvons Bidault pour déjeuner. Je lui
apporte sa première mensualité de l’année :
150 000 francs. Il rit en la recevant : « Merci de ce
somptueux cadeau de Nouvel An ! » Ce n’est cependant pas l’argent qui fait l’objet de la conversation,
mais l’analyse des événements en cours.
Nous admirons l’héroïsme des Russes qui luttent
victorieusement contre les Allemands encerclant
Stalingrad. Bidault manifeste un regret : « Ma seule
réserve, c’est que la victoire renforcera la dictature
communiste. » * Rex enchaîne : « Souhaitons que les
Alliés n’arrivent pas trop tard. »
Les deux hommes me paraissent bien pessimistes :
ni l’un ni l’autre ne semblent croire à un Débarquement prochain en France. Pourquoi ? « Parce que
c’est long, dit * Rex, et compliqué à préparer et que
les Russes n’ont pas encore détruit l’armée allemande. » Une course de vitesse est engagée entre
les Alliés : « S’ils occupent l’Europe avant les Anglo-américains, ce sera catastrophique », ajoute-t-il.
Bidault acquiesce. Je n’ose rien dire, mais pense
qu’ils se trompent tous les deux.
Après avoir couru toute la journée d’un rendez-vous à l’autre pour distribuer le « magot », j’éprouve
dans la soirée une grande fatigue : j’ai dormi quelques heures à peine la nuit précédente. Mais il y a
autre chose : j’ai envie d’être seul.
Pour la première fois depuis mon départ de
France, je pense intensément à mon père à l’occasion du Nouvel An, anniversaire de notre rupture.
La déchirure, loin de s’estomper, est toujours présente. Vit-il toujours à Bordeaux ? Lui qui parcourait
l’Europe pour ses affaires, comment a-t-il
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