Alias Caracalla
passé. Nous
nous jetons dans les bras l’un de l’autre : « Que fais-tu ici ?
— Et toi ? »
Je l’entraîne dans un café de la place des Terreaux
toute proche et lui raconte brièvement mon aventure : notre départ de Bayonne avec son frère
Philippe, notre engagement dans la légion de Gaulle,
le départ de Philippe en Afrique et, après deux lettres de lui, l’absence de nouvelles, mes classes dans
les chasseurs, mon choix des services secrets, mon
entraînement dans les écoles anglaises et mon parachutage en France en juillet 1942.
André, mobilisé en 1939 dans l’aviation, se trouvait en Afrique du Nord lors de la défaite. Rentré à
Paris, il y a poursuivi ses études universitaires de
philosophie. Il y a fait la connaissance d’un camarade, aviateur comme lui. Tous deux ont décidé
de rejoindre l’armée d’Afrique en passant par
l’Espagne. Après des mois de recherche et de fausses espérances, il a trouvé une filière par Perpignan.
Arrivé à Lyon il y a une heure, il repart le soir
même.
Je tente de le dissuader : « Pourquoi partir alors
que tu peux être si utile ici, où tout est à faire ?
Reste avec moi, tu combattras tout de suite.
— Si j’étais seul, je te dirais oui sur-le-champ, mais
j’ai rendez-vous avec mon camarade ce soir à la gare.
Je vais lui en parler. S’il est d’accord nous resterons
tous les deux. » Rendez-vous est pris, à 8 heures, au
buffet de Perrache.
En le quittant, j’éprouve pour la première fois
avec autant d’intensité la plaie béante du désastre :
ma vie broyée par les événements. Je ne pleure pas,
fier de m’être évadé de l’âge où l’on se laisse aller. Je
suis seulement saisi de la poignante nostalgie d’un
passé qu’André incarne à lui seul.
Tout l’après-midi, j’expédie les affaires courantes,incapable de me concentrer sur mon travail. Le
cœur n’y est pas. Je suis impatient de le retrouver.
J’arrive en avance au buffet : personne. En les
attendant, je commence à dîner, m’efforçant de
m’intéresser aux journaux que je traîne avec moi.
L’attente s’éternise : toujours personne. Je dois partir à la fermeture afin d’être rentré chez moi avant
le couvre-feu.
J’en conclus qu’ils ont choisi la vraie guerre, celle
où l’on connaît sa valeur face à l’ennemi, où l’on
gagne des médailles en tuant d’autres hommes. Tout
en déplorant le départ d’André, qui referme ma solitude, je l’approuve secrètement : la guerre qu’il a
choisie est celle que je regrette. Ma déception est
d’autant plus cruelle que j’interprétais notre rencontre
fortuite comme un signe du destin : prodigieuse
coïncidence de nous retrouver dans une ville d’un
million d’habitants, que ni l’un ni l’autre ne connaissions auparavant et dans laquelle il venait de débarquer…
Rentré chez moi, je me sens plus seul que jamais.
Il fait froid dans ma chambre tandis que j’entame
une nouvelle nuit de travail.
Lundi 22 février 1943
Mme Moret arrêtée
Ce matin, Suzette, le visage défait, vient au rendez-vous avec * Germain : « Ma mère a été arrêtée. » Les
Allemands l’ont cueillie quai Saint-Vincent avec les
officiers du Deuxième Bureau et quelques Alsaciens.
Je demande à Suzette de ne plus retourner rue
Philippeville, où M. Moret continue de vivre.
« Je n’ai pas besoin de quitter notre appartement,
me répond-elle. Ils sont déjà venus et n’ont rien
trouvé. Vous connaissez la prudence de mon beau-père. Je n’ai jamais rien caché là-bas et n’allais jamais
quai Saint-Vincent. »
Suzette a toutes les qualités : c’est un vrai
« caillou ». Quand elle a pris une décision, rien ne
peut la faire changer d’avis. De guerre lasse, j’accepte
parce que nous sommes saturés de travail, que les
locaux manquent et qu’elle est la plus dévouée de
mon équipe.
Je m’inquiète toutefois pour le « magot ». Heureusement, * Germain a déniché un couple de retraités sympathiques, les Valette, qui habitent au centre
de Lyon : ils acceptent de n’avoir aucune autre activité que de cacher l’argent.
Mardi 23 février 1943
Réalité d’une absence
Les jours passent sans anicroche. Je rencontre
comme d’habitude les uns et les autres et me rends
compte que j’ai exagérément grossi les difficultés
provoquées par l’absence de * Rex. Après tout, ce n’est
pas si compliqué que ça !
Cette
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