Alias Caracalla
j’étais
hypnotisé.
Pour finir, mon dernier voyage, au printemps de
1940, m’avait fait découvrir les théâtres et, mieux
encore, le 1 rue du Boccador, l’hôtel particulier situé
au coin de l’avenue Montaigne qui abritait les
bureaux de L’Action française . L’Acropole n’était pas
plus sacrée pour les Athéniens que, pour moi, cet
édifice mystérieux, où je me rendais souvent dans
l’espoir secret de rencontrer Daudet ou Maurras au
hasard des couloirs ou des escaliers.
Jeudi 25 mars 1943
Un acte solennel
À mesure que le train approche, mon impatience
grandit. Mes lointains souvenirs effacent les récits
humiliants du Paris occupé que j’ai lus à Londres.
Les mirages de mon adolescence sont plus forts.
Il est presque 10 heures du matin quand le train
entre en gare de Lyon. J’ai organisé mon premier
rendez-vous avec * Germain à midi dans un caféproche de l’Étoile (le premier, à gauche, en descendant les Champs-Élysées).
J’ai voulu marquer mon retour par un acte solennel : m’incliner sur la tombe du Soldat inconnu
au nom de tous mes camarades de juin 1940, dont
quelques-uns l’ont rejoint dans l’anonymat d’une
mort glorieuse.
Ayant prévu de m’y rendre à pied, je dépose ma
valise à la consigne et sors de la gare. Il fait frais,
mais le printemps enveloppe la ville d’une lumière
irisée. À peine dehors, je suis saisi par le spectacle
des vélos-taxis qui attendent dans la cour et que je
découvre pour la première fois.
Je suis choqué de voir des couples s’installer, lourdement chargés de bagages, dans ce frêle esquif. Le
cycliste, en général maigrichon, pèse de tout son
poids sur les pédales pour ébranler la remorque.
À pied, je rejoins les quais. La route est jalonnée
de feux éteints, devenus inutiles dans la ville désertée par les automobiles. C’est une surprise tant mes
souvenirs résonnent de klaxons énervés auxquels
répondaient les trompes mélodieuses des grands
autobus. De temps à autre, au loin, apparaît une voiture ou un camion allemand. Quelques rares personnes font la queue aux arrêts d’autobus. Quel contraste
avec Londres !
Je découvre bientôt l’emprise des barbares : plantés aux carrefours, le foisonnement des poteaux
indicateurs, peints de lettres noires sur fond jaune
ou blanc. Le pire m’attend en découvrant la préfecture surmontée d’un drapeau à croix gammée, flottant sur les toits.
J’aperçois soudain un grouillement d’uniformes
sur le parvis de Notre-Dame : les Allemands, maîtres
des lieux. En zone sud, à Lyon, même après l’invasion, leur présence est discrète. Leurs sanctuaires
(hôtels, cafés, immeubles réquisitionnés) sont entourés de simples barrières blanches. Seuls, dans les
gares, on voit entre deux convois des groupes de
soldats stationner sur les quais.
Après avoir longé le Louvre, les Tuileries et la
place de la Concorde, j’aborde enfin l’avenue des
Champs-Élysées, une des grandes joies de mon dernier voyage : nous la remontions avec mes parents
à vive allure en zigzaguant parmi les rares voitures.
Aujourd’hui, elle est déserte !
J’ai une folle envie de marcher au milieu de la
chaussée pour profiter de la perspective de l’Arc de
triomphe, mais la sécurité m’interdit de me faire
remarquer.
Au terme de mon pèlerinage m’attend le plus cruel
des spectacles : autour de la tombe vénérée, des soldats allemands se promènent en riant, tandis que
d’autres se photographient joyeusement devant la
dalle. J’ai honte d’être le seul Français vivant.
Le soleil commence à chauffer la ville. Je contemple le bas-relief de La Marseillaise qui illustrait la
couverture de la revue La France libre . Je ne l’avais
jamais observé de près. Les Allemands, qui déambulent à ses pieds, l’ignorent évidemment. Stimulé
par cette vision, je traverse la place et rejoins les
Champs-Élysées, en quête du premier café « sur la
gauche » : il est midi moins cinq.
En dépit du spectacle humiliant auquel je viens
d’assister, ma longue marche m’a détendu. De plus,
je suis heureux à l’idée de revoir * Germain et de
commencer ma nouvelle vie.
En approchant du café, je vois venir à moi, serrés
l’un contre l’autre, un vieillard accompagné d’un jeune
enfant. Leur pardessus est orné de l’étoile jaune. Jen’en ai jamais vu : elle n’existe pas en zone sud. Ce
que j’ai pu lire en Angleterre ou en
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